Bach-y-Rita
Voir par la langue

Écrit par Nolwenn Maudet.

Qui connait le travail de Paul Bach-y-Rita ? Son projet pourrait être un parfait exemple de « design critique » destiné aux aveugles. Les photos sont dans le ton, l’ambition est la même puisqu’il s’agit tout simplement de permettre à des aveugles de voir par le toucher. Et pourtant, les travaux de Bach-y-Rita sur la substitution sensorielle sont des recherches sur le cerveau menées dès les années 1960.

Le projet du neuroscientifique américain est alors très ambitieux : il veut montrer qu’on peut réapprendre au cerveau d’un aveugle à voir. L’idée est complètement saugrenue, y compris pour les scientifiques de l’époque, puisqu’on pense alors que le cerveau adulte est figé et ne peut que dégénérer. Or Bach-y-Rita veut démontrer qu’au contraire il existe un principe fondamental, celui de la plasticité cérébrale. Plusieurs prototypes ont été développés, du fauteuil aménagé au dispositif placé sur le ventre ou sur la langue, mais l’idée reste la même.

Prenons pour exemple le prototype posé sur le ventre.


Photographie extraite de Brain Mechanisms in Sensory Substitution.

Action, sensation

Le dispositif consiste en une matrice de petits picots reliés à une caméra. L’image transmise par la caméra est transformée en valeurs de blanc et de noir, les picots faisant office de pixels tactiles. Noir, les picots sont sortis. Blanc, les picots restent sagement rentrés. Et surprise, même chez les aveugles de naissance, le cerveau apprend très rapidement à transformer les petits stimuli qu’il reçoit sur la peau en une véritable perception de l’espace. Pour cela, il faut que le cerveau s’entraîne, mais il faut aussi et surtout que la personne puisse saisir et contrôler la caméra. C’est en effet indispensable pour que les utilisateurs du système puissent mettre en relation leurs actions avec leurs sensations.

Ils peuvent alors oublier les sensations tactiles sur le ventre au profit d’une véritable « vision » de l’espace.

Mieux encore, même avec une matrice très grossière, il leur est possible de reconnaître des visages. Le dispositif a été pour la science une démonstration éclatante que le cerveau est un système extrêmement dynamique, en perpétuelle évolution. Cela a eu deux conséquences importantes : non seulement il est possible de reconfigurer le cerveau à tout moment de son existence mais, contrairement à l’idée qui était alors largement admise, le cerveau n’est pas sagement compartimenté en aires distinctes qui contrôleraient chacune une compétence précise [1]. Au contraire, des connexions peuvent donc facilement se créer pour permettre au toucher de donner accès à la perception de l’espace.


Photographie extraite de Brain Mechanisms in Sensory Substitution.

Pour le design aussi ce projet est fondamental. Il démontre qu’un simple dispositif technique, un simple objet, peut agir très en profondeur sur le corps, jusqu’à permettre au cerveau d’acquérir de nouveaux sens. Et si ici la vision est déjà un sens commun, on peut aller bien au-delà. Pour Bach-y-Rita, les sens ne sont que les instruments de mesure du corps :

Tout ce qui est mesurable peut parvenir au cerveau (sous la forme d’impulsions électriques). Le cerveau saura alors apprendre à s’en servir.

Des couleurs qui sonnent

C’est exactement ce qu’a fait Neil Harbisson. Cet artiste catalan est né sans vision des couleurs. En collaborant avec un chercheur, il s’est doté d’un Eyeborg en 2003. Il s’agit d’un dispositif fixé sur sa tête qui lui permet de percevoir les couleurs. Pour cela, les couleurs sont retranscrites en sons qu’il entend directement par conduction osseuse. Mais pourquoi s’arrêter au champ visuel humain ? Il existe bien d’autres couleurs qu’un œil électronique sait capter, contrairement à l’œil humain. Avec son équipe, Neil Harbisson a donc conçu un second Eyeborg qui lui permet cette fois-ci d’étendre son champ visuel pour percevoir également les infrarouges et les ultraviolets. Pour lui, il n’a pas été plus difficile d’apprendre à reconnaître ces nouvelles couleurs et il a aujourd’hui parfaitement intégré la correspondance entre les sons et les couleurs. À force d’entendre les couleurs il a même commencé à développer une esthétique propre qui lui fait préférer certains visages ou paysages qui “sonnent” mieux. Pour Neil Harbisson, l’Eyeborg est plus qu’un simple objet matériel, c’est un organe comme un autre, à ceci près qu’il est séparable de son corps.


(cc) Neil Harbisson

Dans ces deux exemples, parler de faire corps avec l’objet n’est plus une assertion littéraire, mais une réalité très concrète à laquelle le cerveau nous donne accès. Lorsqu’il utilise un objet, le corps se l’approprie pleinement. D’autres testeurs d’une prothèse d’extension sensorielle l’ont ainsi souligné :

Nous sommes habitués à étendre nos corps à travers des machines exactement comme lorsque nous apprenons à conduire une voiture ou à utiliser un ordinateur. [2]

Du bon usage de la langue

À tout moment, l’outil que l’on saisit redéfinit donc le champ des possibles. Mais l’impact de l’objet sur le corps et le cerveau se fait également sur le long terme. Il nous faut alors en revenir à une autre expérience de Bach-y-Rita. Prenons cette fois-ci le sens de l’équilibre, un sens enfoui mais primordial. Les cellules qui nous permettent de percevoir les mouvements et la position du corps par rapport à la verticale sont situées dans l’oreille interne. Perdre l’utilisation de ces cellules entraîne la terrible sensation d’une chute permanente qui peut même nous empêcher de tenir debout. C’est ce qui est arrivé à Cheryl Schiltz avant qu’elle ne bénéficie d’une autre des expériences de Bach-y-Rita. L’idée a été une nouvelle fois de recréer le sens de l’équilibre grâce au toucher. En utilisant le même procédé que pour la perception de l’espace, l’équipe de Bach-y-Rita s’est servie d’un dispositif tactile sur la langue relié à un accéléromètre sur la tête.


Prototype de matrice pour stimuler la langue utilisé par Cheryl Schiltz, photo : © TCNL.

Si Cheryl Schiltz se penche vers l’avant, le stimulus tactile se déplace vers l’avant de la langue. À l’inverse, si elle penche vers l’arrière, le stimulus se déplacera vers l’arrière, ce qui lui permet d’adapter la position de son corps. Là encore, les résultats sont spectaculaires et dès la première séance Cheryl Schiltz peut de nouveau marcher seule. Mais ce qui est encore plus intéressant ici, c’est qu’il lui est également possible de poser le dispositif et de continuer à bénéficier de son effet. Et le processus se renforce même au fil du temps. Après quelques mois d’entraînement, elle marche sans problème et peut maintenant se passer de son dispositif pendant des mois. L’effet de reconfiguration du cerveau par l’objet est donc durable et tend à s’accroître avec l’utilisation prolongée du dispositif.

Au-delà du potentiel médical ou artistique fascinant, les extensions sensorielles parlent en fait de cette danse que l’on effectue constamment pour faire corps avec l’objet, aussi trivial soit-il. Quant à Paul Bach-y-Rita, il est décédé en 2006 mais il a, grâce à ses expériences, participé à fonder l’étude de la plasticité cérébrale. Qu’en est-il de son impact sur le design ? Il est pour l’instant limité mais comme il le disait lui-même : « Le sens du toucher a été largement négligé dans le développement des technologies et presque tout ce qui a été développé pour connecter quelque chose au cerveau se fait par les yeux et les oreilles » avant d’ajouter :

On peut faire beaucoup plus avec les organes sensoriels que ce que Mère-Nature fait avec eux. [3]


Aisen Caro Chacin amplifie un autre sens presque inexistant chez l’être humain : l’écholocation. Echolocation Headphones par Aisen Caro Chacin, photo : © Vivian Xu.

Pour aller pour loin :

  • Une vidéo très démonstrative de Malika Auvray sur un autre dispositif de suppléance perceptive.
  • Le site du laboratoire fondé par Bach-y-Rita et toujours actif dans la substitution sensorielle.
  • Un article complet sur le sujet publié dans le numéro de mars 2007 de Wired Magazine.
  • Une interview de Leroi-Gourhan à propos de son ouvrage Le Geste et la Parole.
  • Le chapitre « Haptic » dans Designing Design de Kenya Hara, publié en 2004 aux éditions Lars Müller.
  • Le travail sur les extensions sensorielles d’Aisen Caro Chacin.

[1Sur l’état de la recherche sur le cerveau, voir Frontière grise, nouveaux savoirs, nouvelles croyances et stupidités sur le cerveau de Rémi Sussan, publié en 2013 aux éditions François Bourin.

[2Tiré de la thèse : Immersion et perception spatiale. L’exemple des dispositifs de substitution sensorielle de Malika Auvray, soutenue en 2004.

[3« Can you see with your tongue », Michel Abrams & Dan Winters, Discover Magazine, 2003.

Article inspiré d’un entretien avec Charles Lenay, chercheur en sciences cognitives à l’UTC.

Texte : Creative Commons.

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