Bucky in the Navy

Écrit par Caroline Bougourd, illustrations Studio 923a

On connaît tous les dômes géodésiques de Buckminster Fuller au succès mondial. Beaucoup ont vu, non sans un certain étonnement la première fois, les images de la Dymaxion Car ou de la Dymaxion House. Mais ce qui est un peu moins connu, c’est le rôle qu’eut son passage à la US Navy dans l’œuvre du créateur.

Inventeur, architecte, designer, théoricien, cartographe, enseignant, activiste environnemental avant l’heure, Buckminster Fuller (1895-1983) refusait tout cloisonnement des disciplines. Touche-à-tout de génie, il est malheureusement encore assez peu connu dans l’Hexagone à cause d’une bibliographie réduite en langue française. C’est pourquoi l’ouvrage publié en 2004 par Robert Snyder, cinéaste et gendre de Buckminster Fuller, Buckminster Fuller : scénario pour une autobiographie, est aussi précieux [1]. Le livre permet d’approcher l’homme et son œuvre au plus près, sans fausse pudeur ni exhibitionnisme, sur le ton d’une conversation dépliée pendant plusieurs décennies. Découvrons comment son vécu – pourtant assez court – dans l’armée américaine lui a permis de définir les grands principes de sa pensée comme de sa pratique.

Spaceship Earth

En 1917, celui que tous surnomment « Bucky » s’engage dans la Navy : « J’ai eu vraiment mauvaise conscience, parce que c’était la guerre et qu’il y avait des morts – mais moi, j’ai vécu le meilleur moment de ma vie. Pour la plupart de mes amis, servir dans l’armée ou dans la marine était une corvée, mais personnellement j’adorais la marine, parce que je découvrais là des bateaux toujours plus grands et plus sophistiqués. » [2] Outre la technophilie de Buckminster Fuller qui se trouvait ainsi comblée, son expérience dans l’armée lui a permis de développer ou d’améliorer certaines inventions, comme ce puissant treuil destiné à remonter les avions tombés dans l’eau. Mais c’est surtout la conception globalisante de l’armée qui l’a profondément marqué.

Ça m’a fait voir les choses en grand. Je me suis rendu compte que la marine pouvait penser le monde en termes de totalité, de planification globale, ce fut une expérience extraordinaire pour moi.

Un des grands principes de Buckminster Fuller : Spaceship Earth, littéralement « la Terre comme vaisseau spatial », n’est pas étrangère à cette pensée globalisante. La planète doit être pensée comme une entité à diriger dans l’univers, à l’image d’un navire sur l’eau.

« Notre univers est un chef-d’œuvre de design et d’automatisation. Et dans l’univers, il y a ce vaisseau spatial qu’est la planète terre, à bord duquel, sans le savoir, l’humanité – vous compris – est embarquée depuis deux millions d’années. »

More-with-lessing

Démobilisé en 1919, Buckminster Fuller s’associe avec son beau-père quelque temps après pour fonder la Stockade Building Company, entreprise de construction. Et il constate à ce moment, non sans un certain désenchantement, que le monde du bâtiment a pour objectif principal d’engranger du profit et non pas de bien construire. Ainsi, le bâtiment accusait un retard considérable sur la construction navale ou aéronautique. « Sur terre, par exemple, plus les murs étaient bâtis lourds et épais, plus les gens se croyaient en sécurité – c’était l’exact opposé de la méthode qui consiste à faire moins avec plus. Sur mer et dans les airs, on doit faire plus avec moins. » On retrouve ici une idée fondatrice de la méthode de Fuller, More-with-lessing, c’est-à-dire faire le maximum avec le minimum, véritable écho au « Less is more » de Mies van der Rohe.

Le plus grand secret de la marine, c’est qu’elle faisait plus avec moins.

L’expérience de Buckminster Fuller dans le domaine des affaires a été un échec et il a été poussé dehors par les nouveaux actionnaires en 1926. Finalement, de son passage dans la Navy, Buckminster Fuller retiendra, entre autres, que les choses marchent mieux si elles ne sont pas dictées par un impératif de profit.

« Mes cinq années à la Stockade Company m’avaient convaincu qu’aucune entreprise visant à la rentabilité ne pourrait jamais apporter au monde du bâtiment des progrès techniques similaires à ceux dont j’avais été témoin, dans la marine, pendant la guerre. »

En 1940, Buckminster Fuller a l’idée de réaliser un module pour des petites maisons préfabriquées à partir de silos à grain. La production pouvait se faire à très bas coûts et les constructions comportaient des avantages tels que l’armée en a rapidement fait l’acquisition.

« Le succès des silos aménagés a été immédiat : l’aviation et l’armée en ont fait leurs premiers abris radars, assez légers pour être aéroportés, simples et rapides à assembler, même dans les endroits les plus reculés. Pendant la guerre, on en a utilisé des centaines dans les îles du Pacifique. Les saoudiens en ont fait des centaines de contrefaçons dans le golfe Persique. »

À l’issue de la guerre, la première maison Dymaxion trouva un contexte favorable pour être développée : elle permettait d’apporter une solution à la pénurie de logements ainsi que de maintenir les postes dans l’industrie aéronautique, étant donné que la maison, totalement en aluminium, ne pouvait être produite que par le biais de cette industrie.

Une vingtaine d’années plus tard, le corps des Marines a sollicité Buckminster Fuller pour la réalisation d’un abri mobile ultraléger et les dômes géodésiques qu’il réalisa furent couronnés de succès.

Finalement, si la pensée de Buckminster Fuller ainsi que sa conception singulière de son métier et de la pratique de la construction découlent en partie de son passage dans la Navy, ses réalisations correspondent aussi parfaitement aux besoins de l’armée.

World Game

Mais chez Buckminster Fuller, les fréquentes références aux vertus organisatrices de l’armée ne peuvent se réduire à une apologie de la guerre, bien au contraire. Loin d’être belliciste, Buckminster Fuller ne parle que d’appliquer les principes fonctionnels de l’armée au design – terme qu’il entend dans un sens extrêmement large – dans une perspective profondément humaniste.

En suivant les méthodes utilisées pour la construction d’un navire de guerre, vous apprenez à faire plus avec moins. Je suis convaincu qu’en appliquant la méthode "moins c’est plus", il serait possible de s’occuper de tous, et que dans le monde entier, la souffrance ne sera plus une fatalité.

Le World Game prôné par Buckminster Fuller se définit comme le symétrique antagoniste du War Game (jeu stratégique du temps de la guerre froide), où Fuller discute des grands enjeux politiques, économiques et écologiques. Considérant que « le monde entier est littéralement [sa] maison », Buckminster Fuller s’attelle à la constitution d’un Catalogue des ressources du monde, des grandes orientations et des besoins de l’humanité. L’idée était de faire une révolution de la prévision et de la conception, un « design global », à l’opposé d’une révolution sanguinaire. En utilisant la science du « design universel », le World Game améliorerait les performances de chaque composante des ressources mondiales.

En 1972, Buckminster Fuller fonde le World Game Institute, dans lequel étaient organisés des ateliers de réflexion sur l’amélioration des politiques mondiales. Il s’agissait, par exemple, de faire travailler des étudiants sur des scénarios comme le transport d’énergie à l’échelle d’un réseau mondial ou encore à des procédés de désalinisation de l’eau.

« Le World Game démontre que la théorie de John Von Neumann, celle du War Game, qui doit impérativement se terminer par la mort de l’un des adversaires – mort de faim ou mort au combat – est fausse. Il offre une alternative, jamais prise en compte jusqu’ici, qui consiste à jouer le jeu de la guerre sur le modèle, disons de l’alpinisme, dont le but est de trouver et de partager un ensemble de mouvements qui permettent à chacun, par l’entraide, de gagner le sommet de la montagne. Mon World Game devrait être le moyen de court-circuiter la politique, l’ignorance, les préjugés de la guerre, il devrait placer les hommes du monde entier devant les faits et les inciter ainsi à trouver ensemble des solutions adéquates. Jusqu’ici, nous n’avons jamais tenté de prendre à bras le corps notre destinée collective pour lui donner une forme. »

Finalement, la boucle est bouclée : Buckminster Fuller a profité de son expérience dans la Navy pour tirer des grands principes de conception et d’organisation qui permettraient, utilisés de manière juste et pacifiste, un véritable changement. C’est l’objectif vers lequel il a cherché à tendre et une idée qu’il a voulu transmettre aux jeunes générations : ce qu’il a nommé une « révolution du design ».

Robert Snyder, Buckminster Fuller : scénario pour une autobiographie, éditions Images modernes, collection « Inventeurs de formes », n° 6, traduction Didier Semin, 2004.

[1L’édition originale date de 1980.

[2Cette citation comme celles qui suivent sont issues de l’ouvrage précédemment cité : SNYDER, Robert, Buckminster Fuller : scénario pour une autobiographie, éditions Images modernes, collection « Inventeurs de formes », n° 6, traduction Didier Semin, 2004.

texte : creative commons - images : © Studio 923a

tweet partager sur Facebook