Misunderstanding
Campo : un espace où débattre, étudier et célébrer l’architecture

Propos recueillis par Emmanuelle Chiappone-Piriou et Mathilde Sauzet Mattei, en juin 2017.

“CAMPO est un espace pour débattre, étudier et célébrer l’architecture” déclarent-ils. Le Campo Marzio, la Piazza del Campo de Sienne… CAMPO se réfère à l’histoire architecturale et urbaine. Camp, Camping, Campus... CAMPO fait également écho à des structures légères, temporaires et mobiles. Unité de recherche et de publication basée à Rome, fondée et dirigée par les architectes Gianfranco Bombacci, Matteo Costanzi, Luca Galofaro et Davide Sacconi, CAMPO se situe à la croisée de l’histoire de la discipline architecturale et des procédures transformatives.

En 2016, CAMPO était notamment invité par le Frac Centre-Val de Loire à développer une « activation » de sa collection “Art et Architecture”, la traitant comme un matériau vivant, capable de nourrir le débat architectural contemporain. Cette recherche intitulée MISUNDERSTANDINGS donna lieu au printemps dernier à une journée éponyme de présentation et de réflexion au Frac Centre-Val de Loire avec tous les architectes contributeurs au projet. De quel malentendu parlait-on ? Campo nous l’explique dans cet entretien.

1. CAMPO QUOI ?

Quelles sont les activités de CAMPO et comment en avez-vous établi le cadre ?

CAMPO est avant toute chose un terrain de rencontres. Nous avons initié cette aventure pour faire se rejoindre des personnes issues d’endroits et de contextes divers, pour croiser des trajectoires et des pratiques qui tournent autour de l’architecture et de la ville. Nous organisons des rencontres, des conférences, des expositions et des workshops comme des pratiques de recherche. Nos activités sont des moyens de développer et tester des filtres à travers lesquels lire la réalité contemporaine, qui est saturée d’information et manque d’une orientation précise. Dans cette perspective, l’histoire est extrêmement importante, non pas dans une approche nostalgique du passé, mais comme un outil pour naviguer dans le présent et imaginer le futur. En dernière lecture, chaque projet mené à CAMPO consiste en l’établissement d’un cadre, d’un ensemble de règles pour un jeu à mener avec et par d’autres.

2. CONNAÎTRE L’HISTOIRE. QUID DU FUTUR ?

Vous déclarez : « Rome est d’une beauté infinie, mais manque d’une signification propre ; la ville doit composer avec son passé glorieux et l’étroitesse de son présent. » CAMPO est situé dans un aqueduc romain, mais travaille avec des architectes internationaux, et opère largement en ligne (publications des archives complètes des conférences et streaming live). Comment les formes historiques, et les mythes – architecturaux, sociaux, politiques – peuvent-ils nourrir la pensée contemporaine et permettre de spéculer sur le futur ?

Nous envisageons Rome plus comme modèle que comme site. Habiter une stratification de fragments millénaires est simultanément merveilleux et terrifiant : vous pouvez quotidiennement éprouver l’absence de poids de votre destin individuel face à l’histoire, tout en percevant le pouvoir de l’architecture comme entreprise collective.

Rome nous rappelle qu’il n’existe pas de problèmes neufs en architecture, mais une reformulation perpétuelle du même problème : la production de la forme comme médiation entre les dimensions individuelles et collectives.

C’est en ce sens que les mythes sont importants, en ce qu’ils mobilisent et projettent le savoir et les individus vers une compréhension politique de la vie, qui dépasse le caractère totalisant de la raison économique. La construction du dôme du Panthéon requiert plus que la croyance en la rationalité du calcul, celle en la dimension collective de la vie. Cela fait des décennies que la Rome est paralysée, par son incapacité à construire et représenter un projet collectif qui dépasse les intérêts privés.
CAMPO scrute tous les champs pour trouver de telles forces et de tels exemples.

Exposition UNBUILT ROME, mai 2017. Avec les contributions de : AM3, BDR Bureau, Fosbury Architecture, Ganko, gosplan, La Macchina, Raumplan, Supervoid, Warehouse of Architecture and Research. Avec le travail de Jacopo Valentini. Photo : © Mauro Filippi.

3. STRATÉGIES RÉTRO-FUTURISTES

Quelles stratégies curatoriales développez-vous pour naviguer entre histoire et monde contemporain ? Comment CAMPO pense l’alternance entre le savoir historique et des stratégies de « riposte rapide » ?

CAMPO n’est pas un projet curatorial et nous ne cherchons pas à répondre au présent. Au contraire, nous nous inquiétons de cet environnement hyper-stimulant dans lequel, volontairement ou non, nous sommes immergés. Nous cherchons à opposer une forme de résistance à ce flux omniprésent et accablant : CAMPO est notre conservatoire temporel, un temps pour étudier, réfléchir et discuter avec quiconque prêt à contribuer. CAMPO est aussi une riposte à l’absence criante de lieux et d’espaces pour repenser et débattre du projet urbain. Pour s’extraire de la crise qu’elle traverse, Rome doit réunir et renforcer les forces culturelles encore présentes et actives sur son territoire.

Exposition et conférence A ROMAN STATE OF LANDSCAPE. Commissaires : Mariabruna Fabrizi et Fosco Lucarelli (socks-studio / Microcities) Introduction par Gabriele Mastrigli. Juin 2016. Avec les projets et contributions de : 2TR, Aldo Aymonino, BAN Baglivo Negrini Architetti, CAMPO, Franco Purini / Laura Thermes, GRAU, Labics, ma0

4. FRAC COLLECTION, COLLECTION vs. ARCHIVE

Le nouveau directeur du Frac Centre-Val de Loire, Abdelkader Damani, arrivé en 2015, a initié une approche de la collection ouverte à d’autres cadres d’interprétation. Pouvez-vous nous décrire plus précisément le rôle qu’une telle collection (et non des archives) peut selon vous jouer sur la scène contemporaine ?

La collection du Frac Centre-Val de Loire a constitué un point de référence pour nous et pour une génération entière d’architectes depuis le milieu des années 1990. La constitution de la collection s’est faite dans un esprit de participation, en particulier par le biais des ArchiLab (Rencontres internationales d’architecture d’Orléans, lancées en 1999 et prolongées annuellement puis sous forme de biennale jusqu’en 2013). Le Frac est aujourd’hui une institution reconnue, dont le rôle de conservation, d’étude et de diffusion de l’important, délicat et précieux corpus que constitue « l’architecture expérimentale » est resté fondamental, tout en évoluant.

La collection reste cependant étonnamment peu connue, tout particulièrement hors de France et par la jeune génération. Le défi principal provient de la numérisation de la vie et du glissement corollaire qui s’opère dans la production et la consommation de savoir ; la notion d’« original » se révèle insuffisante pour attirer plus largement un public jeune et varié. Des institutions comme le Frac Centre apprennent à évoluer à différentes vitesses et degrés, jonglant entre le temps long et rigoureux de l’étude scientifique et une approche plus légère, rapide et expérimentale. C’est par cette alternance que la collection peut conserver son caractère vivant et continuer à influencer le débat contemporain sur l’architecture et la ville.

Exposition MISUNDERSTANDINGS On The Collection of Le FRAC Centre-Val De Loire, Orléans. Novembre 2016. Avec le travail d’Andrea Branzi, Bernard Calet, Günther Domenig and Eilfried Huth, David Georges Emmerich, Hiromi Fujii, Ludger Gerdes, Günter Günschel, Bernhard Hafner, Toyo Ito, Mathieu Mercier, Walter Pichler, Guy Rottier, et les contributions de : Black Square, BuildingBuilding, Matilde Cassani, Lukas Feireiss, Saba Innab, LIST, Manthey Kula, OBRA, OMMX, PioveneFabi, UHO, Vazio S/A.

5. MISUNDERSTANDINGS : PROTOCOLE

Pour votre projet au Frac, vous vous saisissiez de la notion de malentendu (misunderstanding) : quelle signification lui conférez-vous au regard d’une approche traditionnelle, scientifique de la collection ? Quel a été le rôle de l’image dans ce processus ?

Aborder l’ampleur et la richesse de la collection du Frac nécessite soit d’y consacrer des années d’étude, comme le font les conservateurs du Frac, soit d’abandonner toute prétention scientifique ou curatoriale pour laisser libre cours à la curiosité et à l’excitation de l’amateur. Si la première attitude est absolument nécessaire à la compréhension rigoureuse de la collection, la seconde permet de questionner l’approche historique traditionnelle, et d’ouvrir la collection à un public plus large.

C’est la seconde qui a guidé MISUNDERTANDINGS, pour lequel nous avons considéré les projets choisis uniquement sous la forme d’images, momentanément “vidés” des informations relatives à leur auteur et de leur complexité sémantique.

Dans un sens, les objets « originaux » et « sacrés » ont été profanés pour être ramenés à leur usage premier. Les projets ont été ouverts aux « incompréhensions » et proposés à des contributeurs invités à les réinterpréter pour tester leur potentiel comme outils opératoires pour la pratique contemporaine.

Cette démarche plaçait les « originaux » de la collection sur le même plan que les innombrables images qui peuplent notre vie quotidienne ; d’une part, cela a questionné la façon dont les institutions déterminent la valeur d’une œuvre et, d’autre part, ouvert une réflexion critique sur l’effet d’aplanissement généré par les images dans la production architecturale contemporaine.

6. MISUNDERSTANDINGS : PROCESSUS

• Architectes contributeurs

Comment avez-vous choisi les architectes et studios ? Vous êtes-vous basés sur une sélection de pièces ? Comment avez-vous communiqué et interagit avec eux durant le processus de travail ?

Douze architectes et studios ont été impliqués dans le projet : Black Square (Milan, Italie ; Londres, Royaume-Uni), Building Building (Paris, France), Matilde Cassani (Milan, Italie), Lukas Feireiss (Berlin, Allemagne), Saba Innab (Palestine), List (Paris, France), Manthey Kula Arkitekter, (Oslo, Norvège), OBRA (New York, USA ; Pékin, Chine), OMMX (Londres, Royaume-Uni), Piovene Fabi (Milan, Italie), Carlos Teixeira (Belo Horizonte, Brésil), UHO (Paris, France). La sélection a été faite sur des critères très ouverts. Nous étions à la fois intéressés par une forte présence d’architectes français - qui sont généralement plus familiers avec la collection - et par un dialogue avec d’autres approches en Europe, Amérique et Asie.

Bien que très hétérogène, le groupe partageait l’idée que l’architecture est un mode de spéculation et de production de savoir au-delà de la pratique.

Un couplage des contributeurs avec une pièce de la collection a été fait ensuite arbitrairement, s’appuyant plus sur l’attente de relations inattendues que sur des affinités identifiées et spécifiques. Nous avons laissé aux architectes la liberté absolue d’interpréter les règles communes et nous avons établi un dialogue avec chaque participant au fil du processus de travail. De ce fait, nous ne pouvons parler d’une recherche collective mais plutôt de contributions séparées et autonomes au sein d’un cadre de travail commun, dans lequel CAMPO agissait en catalyseur. C’est seulement lors des expositions qu’ont été rassemblés les projets en un tout - d’abord chez CAMPO à Rome et ensuite au Frac à Orléans - et ce tout révélé aux contributeurs, éveillant d’intéressantes discussions sur les affinités et les différences entre les éléments de la collection et leurs interprétations.

Bernard Calet, Elévation II, 1994. Installation, Collection Frac Centre-Val de Loire © Bernard Calet.

Andrea Branzi, Case a pianta centrale, 198. Dessin,
Collection Frac Centre-Val de Loire © Philippe Magnon.

• Les pièces de la collection

La sélection comportait une sélection variée de pièces d’art, de design et d’architecture, comprenant les dessins d’Andrea Branzi (Casa a pianta centrale, 1986-1987) ou la maquette de Mathieu Mercier (Projet pour une architecture pavillonnaire, 2000). Comment avez-vous fait vos choix dans la collection ?

Dans le but de tester la collection comme un outil opératoire avec les contributeurs invités nous avons proposé un cadre de travail donnant une base commune et laissant à la fois assez de place à leurs libres interprétations. Nous avons composé des paires avec une émotion et un principe architectural - Peur/Structure, Espoir/Système, Nostalgie/Forme et Surprise/Limite : quatre lentilles binoculaires avec lesquelles regarder la collection comme un matériau vivant. L’investigation portait sur l’idée que l’architecture est un processus collectif de réactions aux émotions ; d’une part les émotions constituent notre capacité commune et générique à se lier aux autres et, d’autre part, par l’architecture, nous donnons forme à un environnement physique pour vivre ensemble. Si les émotions, sentiments et relations humaines sont centrales dans n’importe quel type de production, l’architecture peut interférer avec la nature impalpable des émotions donnant des formes matérielles et organisationnelles à la vie, en accélérant, retardant, ou dégradant les processus de transformations sociales et politiques en cours.

Suivant ces réflexions et au-delà de distinctions stylistiques ou chronologiques, nous avons sélectionné dans les collections des travaux que nous trouvions très clairs dans leur manière d’utiliser des formes précises pour recomposer des relations humaines. Dans ce sens, nous avons perçu le travail de Mercier comme une spéculation sur les limites que génère l’environnement de la banlieue, et les expérimentations de Branzi sur le plan central [où la logique architecturale est renversée et le plan organisé autour du mobilier, ndlr] comme une interrogation sur le pouvoir des formes à organiser la vie et la mémoire. Cependant MISUNDERSTANDINGS est moins une stratégie curatoriale pour ordonner un contenu spécifique qu’une tentative de définir et d’expérimenter une méthode pour appréhender les collections du Frac Centre comme un instrument de production d’architecture et de savoirs.

Nous avons essayé de nous éloigner du modèle de l’exposition comme un lieu de contemplation du passé pour produire à la place un mécanisme d’expérimentation dans lequel les collections deviennent un élément de débat.

Exposition MISUNDERSTANDINGS On The Collection of Le FRAC Centre-Val De Loire, Orléans. Novembre 2016. Avec le travail d’Andrea Branzi, Bernard Calet, Günther Domenig and Eilfried Huth, David Georges Emmerich, Hiromi Fujii, Ludger Gerdes, Günter Günschel, Bernhard Hafner, Toyo Ito, Mathieu Mercier, Walter Pichler, Guy Rottier, et les contributions de : Black Square, BuildingBuilding, Matilde Cassani, Lukas Feireiss, Saba Innab, LIST, Manthey Kula, OBRA, OMMX, PioveneFabi, UHO, Vazio S/A.

7. MISUNDERSTANDINGS : EXPÉRIENCE

L’architecte Peter Eisenman parle de ses propres "malentendus" (misreading) comme une activité fertile. Les architectes invités ont-ils "mécompris" le projet auquel ils ont été confronté ? Quelle distance ont-ils pris avec le travail original, et avec leur propre connaissances architecturales et historiques ? Ont-ils éclairé les pièces avec une somme particulière de subjectivité ? D’abstraction ? De sensibilité ? De liberté ?

Les contributeurs ont été explicitement invités à "mécomprendre" les projets de la collection. Cependant, l’intérêt du résultat est bien que chaque opération a établi une double lecture entre l’architecte et le travail qui lui était assigné. D’un côté, les contributeurs projetaient sur les images données leurs propres recherches, sensibilités et obsessions. Ils s’appropriaient les travaux, découvrant de nouveaux potentiels et significations au-delà de l’intention originelle de l’auteur. D’un autre côté, dans la confrontation avec des pièces qu’ils n’avaient pas choisies et parfois loin de leur intérêt, ils ont dû remettre en question leur pratique et leur méthode pour pouvoir appréhender l’objet de la réflexion. Dans des relations si particulières, l’élément de la collection, temporairement déplacé, acquiert une nouvelle vie, devenant un point de rencontre entre différents auteurs, différents contextes historiques et géographiques et différentes approches de l’architecture.

8. MISUNDERSTANDINGS : ÉDITION

Le projet aboutit à une série de douze livres qui ont été présentés dans votre espace CAMPO, puis au Frac Centre. Pourquoi des livres ? Comment pensez-vous qu’ils rendent compte de l’expérience du malentendu ?

Chez CAMPO, nous sommes intéressés par la manière dont les livres articulent les narrations architecturales : nous présentons, discutons, produisons et aimons les livres. Dans ce cas, le livre permet de donner un format commun à un panel hétérogène de contributions, les rendant comparables. Le livre offre une grande flexibilité pour exprimer des libertés d’interprétation de la consigne, jouant avec les tailles, les épaisseurs, les proportions des textes et des images et leurs qualités spécifiques. Finalement, le livre a encouragé les architectes à orienter leur proposition vers une narration plutôt que vers un projet architectural traditionnel, dépassant leurs manières conventionnelles de représenter et de discuter l’architecture.

Exposition MISUNDERSTANDINGS On The Collection of Le FRAC Centre-Val De Loire, Orléans. Novembre 2016. Avec le travail d’Andrea Branzi, Bernard Calet, Günther Domenig and Eilfried Huth, David Georges Emmerich, Hiromi Fujii, Ludger Gerdes, Günter Günschel, Bernhard Hafner, Toyo Ito, Mathieu Mercier, Walter Pichler, Guy Rottier, et les contributions de : Black Square, BuildingBuilding, Matilde Cassani, Lukas Feireiss, Saba Innab, LIST, Manthey Kula, OBRA, OMMX, PioveneFabi, UHO, Vazio S/A.

9. SUITES

Ce projet est-il terminé ou sera-t-il poursuivi dans d’autres formes ? Qu’est-ce qui vient ensuite ?

Nous préparons maintenant le livre MISUNDERSTANDINGS, que nous ne considérons pas seulement comme un catalogue de l’exposition mais aussi comme une chance de continuer le projet en rassemblant toutes les contributions et en les agrémentant de réflexions a posteriori sur des thèmes variés touchés par l’exposition. MISUNDERSTANDINGS se poursuit déjà dans différentes formats : par exemple, l’exposition “UNBUILT ROME”, présentée à CAMPO au printemps 2017 teste la même méthode mais cette fois appliquée à une série de projets non réalisés à Rome, qui, comme la collection du Frac Centre, influence profondément le débat architectural et la lecture de l’histoire de la ville. Dans un futur un peu plus lointain, nous envisageons que CAMPO puisse devenir un centre culturel, une ambition que la collaboration avec le Frac a définitivement contribué à faire mûrir à différents niveaux.


POUR ALLER PLUS LOIN :

www.campo.space

http://www.frac-centre.fr/expositio...

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