L’architecte comme commissaire
ENCORE HEUREUX

Propos recueillis par Édith Hallauer, le 10 décembre 2014. Dessins de Bonnefrite, photographies de Vinciane Verguethen.

Alors que la retentissante exposition Matière Grise – matériaux, réemploi, architecture va très bientôt quitter sa plateforme de lancement, le Pavillon de l’Arsenal à Paris pour s’envoler vers d’autres cieux, nous rencontrions récemment ses commissaires, les architectes Julien Choppin et Nicola Delon de l’agence Encore Heureux : « Architectes et Collectif depuis 2001 ». À l’occasion de cette première expérience en la matière, la question était : architecte, commissaire, même étoffe ?

Strabic : Au vu du succès public de l’exposition et surtout de son ambition – réhabiliter le réemploi de matériaux dans l’architecture – on peut songer à la tentative de Bernard Rudofsky au MoMA, il y a pile 50 ans, avec « Architecture without architects ». À une toute autre échelle bien sûr, on y retrouvait une collection d’architectures non standard ayant depuis accédé à une forme de reconnaissance au sein de la profession. Pourquoi avoir endossé le rôle de commissaire pour défendre le réemploi en architecture ? Quelle est la genèse de ce projet ?

Julien : Le sujet nous touche depuis longtemps. Pour ma part, j’avais déjà travaillé à l’école d’architecture sur la décharge comme lieu du possible. Mais c’est en 2008 que nous avons eu un choc fondateur : l’ensemble de la scénographie que nous avions réalisé pour la SNCF est partie à la benne à la fin de l’évènement.

En voyant nos matériaux jetés, nous avons vraiment ressenti notre responsabilité en tant que concepteur, sur le devenir de la matière que nous avions mis en œuvre.

Nicola : Puis pendant la construction de Petit Bain, nous nous trouvons face à l’opportunité de récupérer un lot de baignoires. C’est à la suite de cette anecdote que nous avons imaginé un schéma de « Recup Center », publié dans Ecologik en 2009. C’était l’idée d’une filière de réemploi de matériaux issus de scénographies. Nous avions également accompagné la Réserve des Arts dans leur choix de lieu… L’intérêt pour le sujet était là, mais nous ne l’avions jamais sérieusement abordé.

Julien : En juin 2013, après douze ans d’activité, nous réfléchissions aux directions que nous voulions prendre pour la suite. Nous sommes allés voir Alexandre Labasse, directeur du Pavillon de l’Arsenal, avec une vingtaine d’envies de projets, sortis de nos cartons. Ce schéma de Recup Center l’intriguait, il nous a proposé de démarrer une recherche à partir de là. Jusqu’ici, nous n’avions pas l’idée précise de faire une exposition.

Nicola : Le format et la suite du projet se sont vraiment construits avec l’équipe du Pavillon, dans un grand rapport de confiance.

Dans « commissaire », il y a « mission » et donc la notion de temporalité. On confie une forme d’autorité à quelqu’un pour un temps donné.

Là, nous avons décidé ensemble de faire une recherche avant de penser à une exposition. L’échelle s’adaptait à ce que l’on trouvait au fur et à mesure, et nous sommes allés de surprise en surprise. Nous découvrions des projets incroyables ! Le sujet parlait à beaucoup de gens, très différents, qui étaient tous emballés par l’idée de nous rejoindre. Au moment de réaliser le catalogue, presque l’intégralité des auteurs de notre « liste idéale » a accepté d’y contribuer ! Cela nous a beaucoup porté.

Comment s’est déroulée cette recherche ? Quelle méthode avez-vous mise en place ?

Julien : Nous avions quelques pistes, connaissions certaines choses. Nous sommes allés rencontrer les gens intéressants sur le sujet, et de proche en proche, le réseau de personnes-ressources s’est étendu. De la même manière pour les projets, nous montrions nos « trésors » et d’autres nous en montraient en retour. C’était une sorte de glanage sur plusieurs mois. Il y a eu certains hasards, comme le très symbolique siège du conseil de l’Union Européenne par Philippe Samyn, découvert à la toute fin, de bouche à oreille. Le projet n’est même pas fini !

Nicola : Je crois que nous avons vraiment fait cette exposition en tant qu’architectes. C’est-à-dire en tant que personnes en dialogue quotidien avec des métiers très différents : promoteurs, maîtres d’ouvrage, industriels, ingénieurs, concepteurs, constructeurs, usagers bien sûr. Nous avons questionné tous ces métiers sur les usages et blocages du réemploi.

Notre « légitimité » de commissaires s’est fondée sur la connaissance de cet écosystème, de ses rapports de force et ses éventuelles marges de manœuvre.

Nous sommes donc aujourd’hui très contents que l’exposition puisse parler à tous ces gens-là. Être « sérieuse », tout en restant très accessible. C’est d’ailleurs de là que sont venus les choix éditoriaux et scénographiques, notamment les dessins de l’illustrateur Bonnefrite ou l’invention de ces maquettes « parlantes » que nous appelons « dispositifs ».

Quel est le statut de ces étranges objets ? Ils oscillent entre dispositifs pédagogiques, maquettes ubuesques, micro-sculptures, dessins de presse en volume…

Julien : Ils apparaissent dans la partie « constat » de l’exposition, au début, avant que l’on découvre les projets présentés. Ils expriment - avec six dessins de Benoît Bonnefrite - l’état des lieux dans lequel il nous paraît urgent de penser le réemploi. Par exemple, la quantité de déchets issus du BTP ; la masse de béton coulée par seconde, de moquette jetée par an ; ou encore le poids des normes réglementant la construction… Nous voulions montrer la gravité de la situation avant d’ouvrir le champ des possibles à travers les projets. Que les visiteurs naviguent entre cette grande déprime, et ce grand potentiel ! Car c’est une exposition très positive, qui doit donner envie de faire.

Nicola : Comme nous avions fait le livre avant l’exposition - ce qui a l’avantage de solidifier le propos, et l’inconvénient d’un devoir de réinvention - nous ne voulions surtout pas « imprimer le livre au mur ». Il nous fallait trouver des moyens spatiaux spécifiques. Ces outils narratifs nous ont encore une fois forcé à préciser le discours. Après six mois de recherche tout azimut, c’était un filtre nécessaire pour formuler nos constations, qui devaient trouver une forme d’évidence. Ces dessins dans le livre, puis ces maquettes dans l’exposition, donnent un ton, une « voix » à notre recherche. C’est un langage plus libre et interprétable que des schémas de datavisualisation, auxquels nous pensions au début. Il y a une forme de naïveté, d’intuition dans la formulation du discours en dessin, ou en volume.

Julien : Puisqu’on parlait de grandes expositions comme celle de Rudofsky, une chose nous avait marqué dans l’exposition 1973 : Désolé, plus d’essence au Centre Canadien d’Architecture.

L’intervention d’illustrateurs peut être très opérante pour parler de sujets aussi lourds.

Ces dessins sont très puissants. Et ces maquettes, ces modèles réduits, c’était assez jouissif de les concevoir, les imaginer, et chercher des solutions techniques jusqu’à ce que cela marche. Je pense que cette préciosité participe de leur fonctionnement : pour la somme de littérature normative par exemple, faire très sérieusement une idée absurde la rend d’autant plus prégnante.

Chaque année en France, 400 hectares de moquettes sont jetés. Cela correspond à la surface au sol du 7e arrondissement de Paris.

Chaque année, près de 2 milliards de tonnes de métaux sont consommés dans le monde, soit l’équivalent de 20 tours Eiffel par heure.

Nicola : Il y avait certaines notions que l’on n’arrivait pas à dessiner avec Bonnefrite. Ou alors qui fonctionnaient dans le livre mais qu’il fallait réinventer dans l’exposition. En tant qu’architectes, on connaît la puissance des maquettes. Elles peuvent exercer une grande fascination, et aident à transmettre très vite une idée complexe. Car ce sujet est très complexe, et ce qui nous intéressait était d’explorer et de transmettre cette complexité. D’autant que nous ne sommes pas des chercheurs, mais des concepteurs.

Chaque année, l’Ile de France produit environ 40 millions de tonnes de déchets selon la répartition suivante : 12% de déchets issus de l’industrie, 14% de déchets ménagers, 74% de déchets de chantiers.

Est-ce que faire une exposition, c’est comme faire un projet d’architecture ? Y a-t-il des parallèles à faire entre les méthodologies de conception ? Vous dites être des concepteurs comme des « guides de haute montagne ». Est-ce aussi le rôle d’un commissaire ?

Julien : Une des premières similitudes est de voir le projet comme une occasion d’inviter d’autres gens à partager cette aventure à nos côtés. Les auteurs du catalogue, des gens qui nous intriguent et avec qui nous voulions travailler depuis longtemps… Changer de « nature » de projet, c’est inventer de nouvelles occasions de partage. C’est une manière de décupler le fond et la forme du projet que d’agrandir encore les rangs de l’équipe.

Nicola : Pour ma part j’ai l’impression qu’un commissaire ressemble à un organisateur de fête. C’est l’hôte qui choisit ses invités, qui s’assure que tout se passe bien pour eux afin qu’il puisse « se passer quelque chose ». L’équipe rassemblée générera toujours plus que la somme des invitations prévues. Cela a un côté très excitant. Certains des invités deviennent amis, d’autres repartent ensemble... Par exemple, j’ai appris qu’en ce moment deux contributeurs, Raphaël Ménard (architecte et ingénieur) et Carl Enckell (avocat au barreau de Paris, spécialiste en droit de l’environnement), travaillaient ensemble à l’idée de « T.M.A. » (Taxe à la Matière Ajoutée) dont Raphaël parle dans le catalogue. Donc si nous sommes des guides, nous sommes des guides qui ne connaissent pas la route ! On sent seulement que la piste est intéressante, juste et urgente. Il y a urgence à l’emprunter avec d’autres.

Tous les métiers doivent se questionner face à la somme des crises actuelles.

Julien : Le double sens sur le dessin de la couverture qu’on a découvert après, « je peux encore servir », c’est à la fois la brique qui parle mais c’est aussi le concepteur ! Comme le matériau, il est parfois un simple maillon de la chaîne, dont on essaye de limiter le statut dans les moyens, le temps qu’on lui donne. La phrase qu’on entend tous les jours « je veux un projet très fort, pour demain, mais il n’y a pas de budget » : il y a au moins un de ces trois paramètres à enlever. Il faut démonter ce triptyque, et repenser le rôle du concepteur pour réintroduire une forme de justesse.

Nicola : L’exposition est un lieu de débat à ne pas négliger. Il y a un aspect très convivial à raconter et transmettre les choses en direct. Au cours de la cinquantaine de visites guidées que nous avons faites, nous avons rencontré des énergies et des idées qui nous ont portés encore plus loin.

C’est tout l’intérêt de la chose, semer un questionnement et le voir être réapproprié et développé par d’autres.

C’est ce que nous avions déjà expérimenté sur lors des débats après P.P.P., le court métrage sur les partenariats public privé. Sans le débat qui suit, le film a trois fois moins d’intérêt. Dans la disparition d’adhésion aux partis politiques et syndicats, il est urgent de retrouver des prétextes et des lieux pour débattre collectivement. Enfin, cette exposition nous conforte dans l’idée de travailler des sujets qui nous touchent vraiment, et pas d’uniquement répondre à des commandes. Les concepteurs ont la responsabilité de préserver cette force de proposition, précieuse et urgente.

Exposition "Matière grise matériaux / réemploi / architecture", du 26 septembre 2014 au 25 janvier 2015 au Pavillon de l’Arsenal à Paris. Plus d’informations ici.

Texte : Creative Commons, dessins © Bonnefrite, photographies © Vinciane Verguethen.

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