127 rue de la Garenne
Le bidonville de La Folie

Écrit par Caroline Bougourd.

Quand la bande dessinée raconte l’Histoire : le terrible quotidien des Algériens dans le bidonville de La Folie reprend vie par le dessin précis et le récit intelligemment mené de Laurent Maffre.

Bien au-delà d’une fascination folklorique pour le bidonville, Demain, demain de Laurent Maffre permet de se plonger dans l’histoire des Algériens arrivés massivement en France dans les années 60, au travers de l’habitat particulièrement précaire auquel ils ont accès. C’est par le récit de l’arrivée de Soraya et de ses enfants Ali et Samia venus rejoindre Kader dans le bidonville de La Folie, le plus vaste et le plus insalubre de Nanterre [1], que l’on découvre les différents acteurs, les événements politiques, les conditions d’habitat, ainsi que les processus complexes de relogement de ces immigrés.

Tactiques de (sur)vie en milieu hostile

Si Demain, demain est aussi circonstancié, c’est que le récit s’appuie sur les entretiens, le journal et les photographies de Monique Hervo, une militante qui a choisi délibérément d’habiter aux côtés des Algériens au 127 rue de la Garenne, assurant le rôle d’écrivain public et apportant aux enfants un soutien scolaire. Le personnage de Françoise, alter ego de Monique dans la bande dessinée, retranscrit bien son rôle essentiel dans le bidonville. Grâce à ces archives, les différents acteurs sont dépeints avec beaucoup de justesse : les « bleus », les fonctionnaires de la Préfecture, l’instituteur, l’interprète, les militants du FLN…

Tandis que des passages du journal de Monique Hervo ainsi qu’une sélection de photographies sont présentées à la fin de la bande dessinée (coéditée par Arte), l’ouvrage se double d’un webdocumentaire. On y suit Monique dans La Folie, prenant parfois la parole, d’autres fois tendant le micro aux Algériens dans une grande fresque humaine dessinée par Laurent Maffre. Le parcours dans les baraques et leurs abords permet de présenter les différents aspects de la vie au bidonville au travers de photos d’archives et de bulles de souvenirs à écouter patiemment. Une visite interactive du bidonville à la rencontre des habitants qui ne laissera personne indifférent.

Rappelons-le, l’histoire est sombre. Il y a bien évidemment les conditions déplorables de logement, l’eau à aller chercher à l’unique fontaine, les ordures qui ne sont jamais ramassées, l’absence de lumière, les incendies répétés, le froid, la boue qui se colle partout, les maladies… Mais Demain, demain illustre aussi un climat politique particulièrement hostile aux Algériens, entre l’instauration du couvre-feu, les pressions policières, les mesures répressives du gouvernement et la dramatique manifestation d’octobre 1961 [2].

« C’est l’époque où par la suite, les hommes restaient coucher derrière leur machine sur leur lieu de travail ; notamment lorsque le couvre-feu était instauré.
Les chiens policiers grondaient dans les ruelles du bidonville, les projecteurs illuminaient le bidonville, chacun se terrait la peur au ventre. Les enfants vécurent toute cette période exactement comme dans un état de guerre, déjà que pour les plus grands, ils avaient été conscients de leur fuite dans la montagne, des bombardements, des bêtes tuées, des maisons incendiées… » [3]

Demain, demain aborde de front et sans moralisme ces événements, retranscrivant finement l’atmosphère de l’époque. Le récit évoque aussi les mécanismes de soutien entre mal-logés. Et comment les contingences matérielles et le poids social sont supportés grâce à un sens de la communauté. Néanmoins, l’entraide s’arrête une fois le bidonville quitté : « Mais la cité, c’est pas la même mentalité qu’au bidonville. Personne ne s’appelle. Personne ne dit rien. […] Depuis qu’on est à Doucet, on ne voit plus personne ». La solidarité entre Algériens semble donc inhérente à ce type extrêmement précaire de logement qu’est le bidonville.

« Ici, même les murs pleurent »

Cette phrase énoncée par Soraya, résume assez bien l’état de son habitat de fortune. Aucune fenêtre, pas d’extension extérieure possible sous peine d’avoir sa baraque brûlée par la brigade Z (des démolisseurs aux ordres des autorités) obligeant ainsi les habitants à des tactiques de mue interne de leur logement, un intérieur très sommairement meublé, une humidité malsaine, des affaires qui restent dans les valises plusieurs années…

- Elle est belle cette robe. Pourquoi tu ne la portes jamais ? - C’est la robe des beaux souvenirs, alors je la laisse dans la valise.

Les perspectives de déménagement dépendent de la destruction du bidonville qui force les autorités à reloger les habitants, d’abord en cité de transit, puis en HLM. Cependant, tout n’est pas gagné une fois le bidonville quitté : « À Doucet, on vit mieux. Mais on est pareil que chez les militaires. Si on sort, on nous voit. Si on rentre, on nous voit. C’est pour ça qu’on aurait préféré un HLM. Pour vivre normalement. Mais bon ! Ils ont dit : "c’est Doucet ou rien… D’abord il faut que vous appreniez à vivre dans ces logements." Apprendre ! Comme s’il fallait monter l’échelle. »

C’est ainsi tout un processus d’accession au système locatif légal qui est décrit sans concession par l’auteur, et les préjugés des institutions françaises envers les Algériens sont mis en lumière.

Quand La Défense enterra La Folie

Le travail graphique en noir et blanc appuie ici brillamment le propos, évoquant les photographies d’un passé pas si lointain et évitant toute kitscherie. Le dessin au rotring et à l’encre, à la fois minutieux et vivant, sert les demi-teintes du récit et donne de la consistance aux lieux et aux personnages. Laurent Maffre se concentre tantôt sur les visages, tantôt sur le « paysage » du bidonville ou sur les souvenirs d’Algérie. L’architecture apparaît comme un véritable acteur du récit. Et parfois, lorsqu’on traverse la rue de Garenne, apparaît l’au-delà du bidonville : les tout nouveaux HLM, les chantiers d’habitat préfabriqué, l’école, les bâtiments du quartier en construction de La Défense, et même Paris.

Ceux des HLM contre les autres. […] Les chaussures propres contre les chaussures sales.

Au travers d’un parcours du combattant à La Préfecture afin d’obtenir les papiers nécessaires au relogement, la famille découvre Paris. La silhouette de la Tour Eiffel aperçue au loin fascine, Notre-Dame, Châtelet ou la Seine deviennent des petites vignettes dans la page, et l’on ressent l’inaccessibilité et l’étrangeté de cette capitale pourtant si proche. Les monuments sont aussi omniprésents qu’inabordables – l’Opéra de Paris, découvert sur une carte postale, représente une maison dorée fantasmatique alors que le CNIT de La Défense est visible à l’horizon, phare du quartier qui va bientôt submerger La Folie.

Partout les grues, pelleteuses, bulldozers, rouleaux compresseurs et autres engins encerclent le bidonville, signes de construction autant que de destruction. La Folie est peu à peu enterrée, des talus de plus en plus hauts la bordent, fragile enclave au milieu du béton qui poursuit son expansion.

Qui peut encore imaginer, en se promenant à La Défense, que ces gratte-ciel sont bâtis sur les ruines d’un des plus grands bidonvilles français ? Que des milliers d’Algériens ont vécu là au milieu des rats pendant douze longues années ?

C’est cette histoire peu glorieuse des Trente Glorieuses que la bande dessinée de Laurent Maffre raconte avec beaucoup d’intelligence et de subtilité. De la sensibilité sans misérabilisme, un propos historique sans didactisme outrancier, un dessin précis qui soutient à chaque instant le récit, des personnages réalistes sans jamais être caricaturaux, une construction graphique de grande qualité : l’ouvrage de Laurent Maffre donne de la chair à l’Histoire.

Laurent Maffre, Demain, demain - Nanterre Bidonville de La Folie 1962-1966, suivi de 127, rue de la Garenne raconté par Monique Hervo. Actes Sud BD, coédition Arte, mars 2012.

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Pour aller plus loin :
Le site d’Actes Sud
Le webdocumentaire 127 rue de la Garenne
Laurent Maffre et Monique Hervo sur France Inter
Laurent Maffre sur France Culture
À propos de Monique Hervo
Les archives de Monique Hervo
Archives INA, relogement d’une famille, de La Folie à la cité Doucet
Colette Pétonnet, On est tous dans le brouillard, Paris, C.T.H.S., 2002.

[1Environ 21 hectares et une seule adresse administrative : le 127 rue de la Garenne, pour une population oscillant entre 8 000 et 10 000 personnes.

[2c’est au cours de cette manifestation, le 17 octobre 1961, que des dizaines d’Algériens ont été précipités dans la Seine et tués par les forces de l’ordre, sans qu’on ne sache exactement combien sont morts cette nuit-là.

[3Extrait du journal de Monique Hervo n°2, 16/7/1961.

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