Le manuel scolaire
symbole d’une industrie en mutation

Essai écrit par Éloïsa Pérez.

En France, la loi du 28 mars 1882 promulguée sous le ministère Jules Ferry, a rendu obligatoire l’enseignement primaire pour les enfants des deux sexes âgés de six à douze ans. Le décret du 29 janvier 1890 est ensuite venu imposer aux instituteurs des établissements publics de recourir à des livres pour leur enseignement. Il en prescrivait la nature et le nombre pour chacun des niveaux du cursus élémentaire. Parmi ces livres, une catégorie parée du substantif manuel est venue s’instaurer au fil de l’histoire, non sans difficulté, comme l’un des symboles de l’institution scolaire. Dans le paysage dessiné par les nombreux outils mis au service de l’éducation, le manuel scolaire apparaît comme le support qui définit le patrimoine commun des connaissances à acquérir.

Gaffiot, dictionnaire latin-français, 1934, p. 947.

•• Nouveau dictionnaire de pédagogie de l’instruction primaire, 1911.

D’un point de vue étymologique, le terme est emprunté au latin manuale qui signifie « étui de livre » puis « livre portatif ». L’édition de 1911 du Nouveau dictionnaire de pédagogie de l’instruction primaire •• publiée sous la direction de Ferdinand Buisson précise que : « Ce sont les Grecs qui, les premiers, ont donné ce nom (enchiridion) à des ouvrages portatifs contenant l’abrégé d’une science. » Le Grand Robert de la langue française et le Dictionnaire culturel en langue française, tous deux dirigés par Alain Rey, définissent le manuel comme un « ouvrage didactique qui présente sous un format pratique, maniable, les notions essentielles (d’une science, d’une technique, d’un art) et les connaissances exigées par les programmes scolaires. »

• Alain Choppin, Les manuels scolaires : histoire et actualité, Hachette, 240 pages, 1992.

Pour Alain Choppin, chercheur à l’Institut National de Recherche Pédagogique, « un manuel est un outil polyvalent. Il doit pouvoir être exploité par l’élève, en classe et à la maison, collectivement et individuellement mais il doit aussi être utile aux enseignants. Pour répondre à la diversité de ces besoins, il doit fournir un contenu, des méthodes, des exercices, une documentation – notamment iconographique – abondante et diverse. » Il ressort de ces définitions que le manuel scolaire est avant tout un format qui répond au besoin de praticité manifesté par les multiples usages qu’il combine. On suppose ses contours mouvants et en constante redéfinition.

Éloïsa Pérez, Le manuel scolaire français. Livre, 40 pages, 297 × 420 mm, juin 2013.

Éloïsa Pérez, La petite fabrique du spectacle. Livre, 244 pages, 112 × 160 mm, juin 2013.

Sur le fond, les ouvrages suivent scrupuleusement les programmes dictés par le Ministère. Pour chaque matière, ils sont pensés de manière à assurer la progression constante dans un savoir fragmenté, rythmé par la temporalité de l’année scolaire. Le manuel est conçu comme un guide pour l’enseignant d’après un modèle pédagogique transmissif et linéaire, mettant en scène de nombreuses notions et ressources référentielles, et aussi comme un outil d’apprentissage pour l’élève car il multiplie les documents de vérification des connaissances. Notons que plusieurs opérations successives façonnent le fond et la forme des ouvrages et font émerger des constantes matérielles que l’on retrouve chez la plupart des éditeurs. Ainsi, les choix des papiers, le type de couverture et de reliure, le mode d’impression sont arrêtés en amont, programmés pour optimiser la fabrication des objets, et ne peuvent être remis en question au moment de la mise en forme des différents contenus qu’ils portent.

« C’est le règne de la double-page ! »

Au niveau de la maquette, toute la structure du manuel repose sur l’unité de la double-page. « C’est le règne de la double-page ! » s’écrient même les éditeurs, entraînés dans un système où le savoir est soumis aux impératifs économiques qui accompagnent les secteurs de l’édition aux tirages élevés. Cette contrainte majeure favorise la concentration d’un maximum d’informations sur chaque page et suppose que les ressources textuelles et iconographiques subissent des modifications. Motivé par une volonté de mise à disposition immédiate de l’ensemble des éléments constitutifs d’une leçon, ce choix favorise une attitude de « bricolage éditorial » observée chez la plupart des enseignants qui, submergés de specimens avant chaque rentrée, se livrent à un jeu bien connu de reconfiguration des manuels à partir des photocopies des extraits intéressants proposés par les uns et les autres. Dans ce sens, le contexte de mutations que traverse l’École, où l’usage des dispositifs informatisés dans les classes est de plus en plus encouragé, apparaît propice à l’interrogation des cadres formels imposés par le support imprimé et du potentiel des ressources numériques à les dépasser.

Éloïsa Pérez, Le graphisme du livre scolaire, une étude. Livre, 278 pages, 195 × 275 mm, janvier 2013.

• Éloïsa Pérez, Le graphisme du manuel scolaire français. 278 pages, 2013.
•• Belin, Bordas, Hachette, Hatier, Magnard, Nathan...

Sur les systèmes graphiques en usage dans les manuels, une étude réalisée à partir d’une trentaine d’ouvrages des disciplines enseignées au collège, édités entre 2010 et 2012 par les maisons scolaires historiques ••, montre que chaque matière appelle une conception d’ouvrage différente et accorde au support une valeur didactique marquée. La structure générale de chaque livre comporte des parties constantes mais l’organisation interne diffère d’une matière à une autre et d’une méthode à une autre, chacune mobilisant une typologie de ressources différente. Le visible révèle les spécificités structurelles de contenus qui peuvent paraître similaires pour un lecteur débutant. La « forme scolaire » dessine un genre éditorial à part entière, dont les caractéristiques sont observables à travers les strates qui composent la pléthore d’objets qui s’en rattachent.

« Un manuel scolaire c’est un monde, il faut qu’il y ait de la vie ! »

Éloïsa Pérez, Le graphisme du livre scolaire, une étude. Livre, 278 pages, 195 × 275 mm, janvier 2013.

Un phénomène de condensation sémiotique est perceptible dès la couverture des ouvrages. La valeur du blanc dans le manuel scolaire est d’autant plus importante qu’il est inexistant. On constate qu’en règle générale quatre niveaux de lecture se superposent : textes, iconographie, couleurs et formes. Ce vocabulaire visuel combine jusqu’à plus d’une dizaine de styles de caractères différents sur la double-page, en moyenne proche de 42 × 29 cm. Les documents iconographiques se déclinent en images de natures hétérogènes : illustrations, photographies, documents d’archives, graphiques, schémas... La couleur subit des conventions d’usage selon lesquelles le bleu est réservé aux mathématiques, le rouge et le violet à l’histoire, le vert et le bleu clair à la géographie. Enfin, un ensemble d’éléments formels vient habiller les ressources précédemment évoquées, usant d’une large palette d’effets proposés par les logiciels de mise en pages (contours, dégradés, aplats, reliefs, pointillés, ombrés...) ou combler les vides laissés entre deux documents, pour rendre l’ensemble « plus ludique » et donc « moins austère ».

Éloïsa Pérez, La petite fabrique du spectacle. Livre, 244 pages, 112 × 160 mm, juin 2013.

La grammaire visuelle propre au manuel scolaire souffre de la pluralité d’usages qui lui sont réservés. Cherchant à isoler chacune des ressources présente sur la page pour permettre à l’enseignant de s’y référer, on assiste à une accumulation de stratégies de distinction qui opèrent sur trois niveaux : entre chapitres, leçons et autres parties de l’ouvrage, entre ressources iconographiques et textuelles présentes sur les double-pages, entre différents modules fragmentés qui composent ces ressources. Cette accumulation provoquée par la densité des programmes, induit une mise en pages illustrative. L’ensemble est rendu visuellement déstructuré, l’oeil se perd car chaque signe attire son regard et fait émerger une difficulté d’utilisation des documents pour l’élève, encourageant une forme d’assistanat qui se heurte à un contexte qui tend à accroître leur autonomie face aux enseignants.

Éloïsa Pérez, Histoire-Géographie 5. Livre, 340 pages, 175 × 240 mm, avril 2013.

Éloïsa Pérez, Histoire-Géographie 5. Livre, 340 pages, 175 × 240 mm, avril 2013.

De nos jours, alors que les livres imprimés mobilisent les savoir-faire de concepteurs, éditeurs et imprimeurs, au profit d’une valorisation de leur matérialité, le manuel scolaire imprimé stagne dans un « à peu près » visuel qui comble sans satisfaire et ce, bien qu’il soit chargé d’une responsabilité vis-à-vis de l’enseignement. Déjà en 1998, le rapport de l’Inspection Générale de l’Éducation Nationale sur le manuel scolaire fait par Dominique Borne regrettait que la partie « connaissances » des ouvrages soit « rarement prise en compte en classe », que les enseignants multiplient les photocopies « pour manifester leur autonomie et faire la preuve de leur travail » et que le manuel ne soit « ni un ouvrage de référence, ni même de simple lecture » pour les élèves. Dix-sept ans plus tard, la situation ne semble pas avoir réellement évolué.

Éloïsa Pérez, Histoire-Géographie 5. Livre, 340 pages, 175 × 240 mm, avril 2013.

Éloïsa Pérez, Histoire-Géographie 5. Application, format iPad, avril 2013.

Laissant aux enseignants le choix de définir un parcours éducatif, les manuels scolaires se sont transformés au fil du temps en banques de documents. Un livre d’histoire-géographie niveau collège de quatre cent pages comporte en moyenne sept cent documents iconographiques et cent cinquante ressources textuelles... Les supports informatisés devraient permettre au manuel scolaire de se décharger, de s’interroger sur sa forme imprimée. Penser « numérique » c’est savoir distinguer ce qu’il convient de figer et préserver, de ce qui relève de l’éphémère et de l’adaptable. C’est porter un regard et éditer.

• Éloïsa Pérez, Histoire-Géographie 5. 340 pages, 2013.

Dans ce sens, j’ai imaginé une version imprimée et numérique de manuel d’histoire-géographie niveau collège, à destination d’élèves en classe de cinquième. Elle a été conçue dans un souci de mettre au profit la complémentarité des médias et d’apporter un objet de débat sur ce que peut être une forme scolaire dépouillée, dans laquelle le savoir ne se consomme pas mais se donne à voir.

Éloïsa Pérez, Histoire-Géographie 5. Livre, 340 pages, 175 × 240 mm, avril 2013.

Éloïsa Pérez, Histoire-Géographie 5. Livre, 340 pages, 175 × 240 mm, avril 2013.

Éloïsa Pérez, Histoire-Géographie 5. Application, format iPad, avril 2013.

L’enjeu du manuel scolaire tel qu’on l’entend réside dans son adéquation avec les possibilités offertes par les supports informatisés et sa cohérence avec les contenus qu’il véhicule. Son potentiel d’adaptabilité et de complémentarité dans un contexte de mutations des pratiques et des usages pédagogiques, en fera non pas un vestige d’une culture figée, que certains jugent dépassée, mais le témoin d’un progrès culturel qui ouvre des perspectives à une éducation en accord avec son temps, soucieuse de préserver les traces des valeurs véhiculées. Par ailleurs, il semble inutile de signaler l’urgence à s’interroger sur l’effet de la standardisation formelle des outils éducatifs, dont le manuel scolaire n’est qu’un exemple, sur les modes de transmission, acquisition et production des savoirs.

Éloïsa Pérez, Le rôle du graphisme dans la transmission du savoir, appliqué au manuel scolaire. Diplôme de fin d’études, vue d’ensemble. ENSAD, 2012-2013.

Ce texte a été produit dans le cadre du diplôme de fin d’études d’Éloïsa Pérez à l’École Nationale des Arts Décoratifs de Paris entre octobre 2012 et juin 2013. Il s’inscrit dans une réflexion globale sur l’apport du design à la pédagogie, conduite à travers le prisme des systèmes graphiques en usage sur les objets éducatifs et en interrogeant les caractéristiques matérielles et intellectuelles de ceux-ci.

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