Le sex-appeal américain et l’esthétique industrielle
Maurice Barret

DOCUMENT : Maurice Barret, « Le sex-appeal américain et l’esthétique industrielle », in Esthétique Industrielle, n° 13, 1953.

« Nous avons le plaisir de présenter à nos lecteurs un ami de longue date : Maurice Barret. De retour des États-Unis, il fut au cours des six dernières années "visiting professor" auprès des plus célèbres universités américaines. C’est un des Français qui connaît le mieux les USA, les ayant parcourus en tous sens pendant la guerre comme conseiller technique du ministère de la Production Industrielle et chargé de mission du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme. Avant guerre Maurice Barret fut apprécié comme architecte d’avant-garde et spécialiste de tout ce qui concerne l’équipement rationnel de l’habitation. Il est actuellement chargé de conférences d’Esthétique Industrielle à l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs. »

« C’est aux USA que le "sex-appeal" dans la publicité et les rapports de cette dernière avec l’esthétique industrielle forment un curieux mélange. Il convient d’admettre au préalable que le public américain est extrêmement docile. Si chaque Français est un individualiste né, au contraire, chaque Américain est un "conformiste" désireux de se conformer aux coutumes du plus grand nombre. La publicité n’est donc pas aux USA un stimulant à la vente, elle en est le moteur essentiel. Ce moteur gouverne un marché de 130 millions de consommateurs dont on a étudié dans des laboratoires psychologiques les réactions de "base". Parmi celles-ci le sex-appeal demeure une base scientifique essentielle.

Comment va-t-on jouer de cet atout ? Avec une désinvolture qui renverse notre goût de la mesure et de l’esthétique. Une publicité abstraite ne saurait toucher qu’une élite distinguée alors qu’une publicité réaliste et à tendance érotique touchera des millions et des millions d’acheteurs. Ce genre de publicité a pris une telle importance aux USA qu’elle est un des aspects de la vie moderne américaine, un des visages de leur civilisation commerciale.

L’art de vendre une machine à laver pose de redoutables problèmes. Prendra-t-on une ménagère classique habillée de prudente façon ? Oui, s’il s’agit d’une campagne publicitaire pour la clientèle puritaine des petites villes.

Non, si l’on s’adresse aux jeunes ménages de Chicago, Los Angeles, New York. Ici, le sex-appeal reprend ses droits. Même une machine à laver peut transformer une besogne fastidieuse en un plaisir visuel des plus instantanés.

Voici à l’exposition de la mode à Chicago le clou de la représentation. Les modèles présentent des chapeaux et ont le corps enfermé dans des cartons ne laissant voir que leurs visages et leurs jambes.

Ici, l’inévitable bonimenteur pompeusement appelé "master of ceremonies", vêtu de façon bien parisienne : un béret, une barbe et une blouse d’artiste… Il fait la démonstration des qualités esthétiques des chapeaux présentés.

Pour le comprendre il faut avoir visité ces "advertising studios" dont chaque grande ville a quelque spécimen, mais dont le centre vital est nécessairement New York. Là, pour les besoins de la "mass-production" diverses scènes sont photographiées au même moment et dans le même studio.

Scène de plage en "bikini" avec sable et ventilateur pour simuler la brise – tentative d’assassinat sadique qui servira de couverture pour un roman policier – scènes champêtres avec bottes de paille pour illustrer des robes en cretonne – boudoir avec lit en satin et femme en combinaison transparente pour le lancement d’un nouveau matelas.

Par des images aussi belles qu’inutiles on berne le public en l’obligeant à acheter la robe B, laquelle à qualité égale est deux fois plus chère que la robe A – les pilules D aussi inertes que des boules en gomme et le matelas Z dont la construction interne n’est point meilleure que celle du matelas Y.

Toute cette autosuggestion des masses s’opère avec l’inévitable "cover-girl" que les innombrables magazines se disputent non seulement pour leur couverture mais pour toute scène de publicité. On exige de la "cover-girl" une beauté standard et un "sex-appeal" réel. Il faut en outre que sa chevelure soit brillante, que sa peau ait de l’éclat, que ses mains aient la blancheur de la crème avec des ongles si longs, si rouges, si savamment polis...

Toute sa garde-robe doit refléter même précision et même chic. Ses yeux doivent pouvoir exprimer toute la gamme des émotions qui sont la trame et le tissu des jours : le bonheur de déguster une tasse de chocolat ou un verre de liqueur, la joie animale procurée par l’utilisation du meilleur savon, l’ennui causé par un mal de tête ou des gencives décolorées, la peine qui résulte d’offenser les autres par les odeurs d’une transpiration excessive.

Tous ces drames humains seront mis en scène et serviront à chanter les louanges de la poudre antiseptique, de l’aspirine, du tabac, etc.

Nous sommes bien entendu à Hollywood, au vernissage d’un magasin de disques. On a invité journalistes et chansonniers qui frétillent autour de l’attraction essentielle : une jolie fille vêtue de disques. On l’inspecte de près pendant qu’elle parade autour du pick-up. À la fin de la soirée un gentleman sera invité à casser les disques accrochés aux bons endroits…

La publicité des cigares Blackstone s’adresse aux hommes qui ont réussi et qui cultivent le goût du tabac et des jolies femmes. Chaque semaine, les Blackstone Girls paradent à la télévision. Elles pratiquent dans leur maillot de music-hall tous les sports : ski, tennis, hockey, etc. Un slogan publicitaire vous rappelle que vous prendrez toujours plus de plaisir si vous changez la taille et la forme… du cigare bien entendu.

Mais il est une autre forme de publicité, assaisonnée évidemment de "sex-appeal" et dont le rouage essentiel est une forme d’usurpation intellectuelle à l’usage des grands magasins. Le but n’est pas d’instruire (à quoi serviraient les écoles, les collèges, les universités, les fondations, les musées ?) mais d’attirer la clientèle – par l’éclat du miroir aux alouettes – venant s’abattre autour d’un comptoir où elles seront plumées de leurs précieux dollars.

Pour la mode le défilé des mannequins s’enrichit d’une attraction plus corsée. Un somptueux dîner est servi et les mannequins devenues princesses ou filles de millionnaires démontrent par leurs bonnes manières qu’une jolie robe s’accompagne nécessairement de caviar et de champagne. Des milliers de matrones ou d’adolescentes, la bouche ouverte par l’admiration ou à moitié close par la rumination de la gomme à mâcher, avalent des yeux ce festin tout en écoutant un commentaire radiophonique sur l’art d’être distinguée, les bonnes manières, comment manger en public, etc. Quand le repas sera terminé un professeur de danse fera une démonstration publique de la rumba afin de mettre en valeur les créations les plus excitantes de robes du soir. [...]

Dans tous les pays du monde, la publicité des bas permet au génie inventif de l’annonceur d’utiliser le "sex-appeal" au maximum. Pour les bas Victory de McCallum, deux formes abstraites serviront de cadres à des jambes épanouies dans l’espace. C’est de la publicité "distinguée".

Les bas Kayser sont plus réalistes. Une photo en couleur nous permet d’apprécier toute la transparence des bas et des dentelles. Comme il faut vendre à tout prix, toute acheteuse recevra gratuitement une boîte de dattes. Pour la France, on serait tenté de suggérer une bouteille de vin rose (couleur chair de préférence).

Le porte-monnaie de l’Américain moyen est doué d’une élasticité surprenante dès qu’on offre à son propriétaire ce qu’il désire, ou ce qui est plus habile, ce qu’il croit désirer. Toutes proportions gardées, il n’en est pas de même du porte-monnaie du Français moyen, il convient donc, et ce sera la conclusion de notre article, de mettre en garde les industriels qui seraient tentés d’appliquer aveuglément les méthodes américaines et spécialement celles du "sex-appeal" dans la publicité et ses rapports avec l’esthétique industrielle. »

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