No school is an island
À propos d’EliumStudio : En archipel

Article écrit par Nidia Linhares.

Comment le design peut-il conjuguer l’école et le numérique ? Le projet En archipel - Sur la voie de l’école évolutive, conçu par EliumStudio grâce à la Carte Blanche du VIA 2014, répond à cette question par une approche insulaire. Et va à vau-l’eau...

EliumStudio a traduit en projet de design des discussions contemporaines autour de l’enseignement et de l’école. En surface, une nouvelle école – l’école de demain. De nouvelles salles de cours, du nouveau mobilier, de nouveaux cahiers et de nouveaux tableaux. En archipel se présente comme :

VIA, Catalogue Via 2014 : Les aides à la création, 2014, p. 22.

"un écosystème aux interfaces variées, multipliant les échanges, les passages, les rencontres".

Un univers scolaire visant à promouvoir l’autonomie de l’élève et le travail collaboratif, un réseau où plusieurs connexions sont possibles.

Et pourtant, le fondement même de ce projet – les concepts d’archipel et d’îles – est en profonde contradiction avec les lignes directrices qu’il prétend adopter. D’une part, l’intention d’EliumStudio est de concevoir un espace discontinu, polarisé, qui met en question la linéarité du parcours scolaire courant. D’autre part, les notions de relation et d’ouverture sont citées à plusieurs reprises comme étant constitutives de l’archipel. Être associé ou dissocié ? Si le texte justificatif du projet s’approche de l’associatif, les prototypes nous montrent le contraire. Un groupe d’îles a plutôt affaire à l’écartement, à la coupure ; un contexte qui favorise l’individuel au détriment de l’échange, où le dehors et l’autre ne sont que des points sur l’horizon.

L’autre point qui interpelle dans ce projet est le choix de l’hexagone comme seul élément formel de l’Archipel. Ici, encore une fois, il y a une divergence entre ce qui est dit et ce qu’on nous montre. Ce parti pris hexagonal est justifié, premièrement, par la ressemblance aux synapses – ce qui renverrait à l’interconnexion. Cependant, la forme hexagonale relève surtout du cloisonnement : une multitude d’arêtes et de limites qui font barricade, qui coupent les liens entre l’intérieur et l’extérieur. Une forme stable et regulière qui établit une frontière infranchissable – un cul-de-sac.

Le deuxième argument d’EliumStudio en faveur de l’hexagone est celui de la modularité. Selon eux, un module hexagonal possède plusieurs points de contact, permettant à partir d’une seule forme de nombreuses combinaisons. De ce fait, l’Archipel n’est qu’hexagone : architecture, mobilier, supports d’information et interface numérique. Une seule matrice formelle pour rendre compte d’un système d’interfaces complexe. Mais moduler est-il synonyme de calquer ?

En archipel, sur la voie de l’école évolutive - Les marches - eliumstudio / Carte Blanche VIA 2014 © VIA 2014 - Colombe Clier

En archipel, sur la voie de l’école évolutive - La tablette - eliumstudio / Carte Blanche VIA 2014 © VIA 2014 - Colombe Clier

En archipel, sur la voie de l’école évolutive - Les tablettes - eliumstudio / Carte Blanche VIA 2014 © VIA 2014 - Colombe Clier

Bien au contraire. Moduler signifie – avant tout – articuler et développer. Il s’agit d’une ouverture à des nouvelles possibilités d’agencement, et pour cela il ne suffit pas de reproduire un élément à l’infini. Le résultat d’une telle répétition est l’institution d’une seule cadence au sein d’Archipel, de la mise en valeur du même, de l’homogénéité. Cette cadence nous montre encore une autre contradiction dans ce projet : celui-ci a pour but de constituer une dynamique rythmique où plusieurs milieux peuvent être en relation.

Pour qu’il y ait du rythme, il faut qu’il y ait de la différence, de l’inégalité. Néanmoins, dans l’Archipel, l’arythmie s’installe, parce qu’il n’y a pas de place pour l’autre. Il y a rythme dès qu’il y a passage transcodé d’un milieu à un autre, communication de milieux, coordination d’espace-temps hétérogènes." Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris : Éditions de Minuit, 1989, p. 385.

L’architecture et le mobilier proposés, par exemple, suivent cette approche arythmique. Des tables, coussins, parois et des marches/bancs : toujours l’hexagone, partout et tout le temps. Tout est uniforme, prévisible et ne peut échapper à l’emprise du même. Contrairement à l’argument d’EliumStudio pour un environnement décloisonné, sans contraintes posturales, où les mouvements du corps jouent un rôle dans le processus d’apprentissage, dans l’Archipel les limites et les contraintes sont encore plus présentes. Le fait qu’il y ait un seul type de siège de travail – le tabouret – et que les tables aient une structure figée et non-modifiable (hauteur, inclinaison, etc.) impose aux élèves et aux enseignants des postures précises.

En archipel, sur la voie de l’école évolutive - Les tables - eliumstudio / Carte Blanche VIA 2014 © VIA 2014 - Colombe Clier

En archipel, sur la voie de l’école évolutive - Les tabourets-culbutos - eliumstudio / Carte Blanche VIA 2014 © VIA 2014 - Colombe Clier

VIA, op. cit., p. 31.

Comme dans le cas des tabourets, les "compagnons des rythmes de chacun", ce mobilier figé et non varié ne respecte pas la diversité corporelle et ergonomique, et n’encourage ni l’autonomie ni la production créative.

Il en va de même pour la tablette et l’interface numérique présentées. L’hexagone demeure à nouveau la seule référence formelle pour ces deux propositions. Par conséquent, non seulement l’ensemble de l’Archipel mène à une saturation visuelle, mais encore ce parti pris formel contraint les éléments du projet à une constitution qui ne leur est pas propre et qui les rend dysfonctionnels. Autrement dit, tous les éléments proposés ont été conformés au moule hexagonal au nom de la cohésion de l’ensemble du projet. Une telle obsession hexagonale serait-elle liée au dessein de démarcation d’un territoire français dans le design, de la valorisation du made in France ? Quoi qu’il en soit, le design ici semble se réduire à une question de traitement de surface.

En archipel, sur la voie de l’école évolutive - La tablette - eliumstudio / Carte Blanche VIA 2014 © VIA 2014 - Colombe Clier

Dans le cas de la tablette, par exemple, pourquoi y a-t-il seulement ce type de dispositif d’affichage ? Ne serait-il pas plus enrichissant d’avoir plusieurs supports d’information, de formats et de tailles divers ? Le projet de l’interface numérique, lui aussi, engage surtout la conformation et la cohésion. La bonne occupation de la zone hexagonale de l’écran semble être le seul but de l’interface proposée – la qualité et le potentiel de l’interaction, paraît-il, n’ont pas été pris en compte. Le système devient hermétique et encombré, parce qu’il n’est pas disponible à l’élève, il ne se laisse pas montrer. Dès lors, le rapport individu/information établi par cette interface ne permet pas de verticalité, de profondeur – la dominance de l’horizontalité cantonne les élèves et les enseignants au bord.

Ibid., p. 26 (c’est nous qui soulignons).

Cette destination, d’ailleurs, est au cœur des intentions de l’Archipel : proposer un "espace global de connaissance navigable", où les connaissances sont mises en scène. En dépit de son éloge du collaboratif et de l’évolutif, EliumStudio se contredit et nous présente l’apprentissage plutôt comme transmission que comme construction. Tout est déjà donné, édifié, scénarisé – il ne reste qu’à parcourir ce territoire, cette narration.

Ibid., p. 24.

"Les élèves deviennent alors les acteurs d’une partition chorégraphiée par l’enseignant."

Au sein de l’Archipel, comme nous le montre la phrase ci-dessus, il n’y a pas d’ouverture à l’échange ni à la co-création, parce que l’élève est vu comme "celui à qui l’on doit apprendre", et non "celui qui apprend". La répétition à l’infini de la forme hexagonale et la rigidité des éléments du projet sont la traduction de ce raisonnement. L’élève se trouve enveloppé par l’information, au lieu d’être invité à participer à sa construction. L’Archipel est aseptique – un lieu qui voit l’autre comme intrus, où la différence est vue comme anomalie. Rien ne reste à faire.

En archipel, sur la voie de l’école évolutive - L’incubateur - eliumstudio / Carte Blanche VIA 2014 © VIA 2014 - Colombe Clier

En archipel, sur la voie de l’école évolutive - L’ermitage - eliumstudio / Carte Blanche VIA 2014 © VIA 2014 - Colombe Clier

Voilà la contradiction première de ce projet : du côté du discours, une école qui incite à la créativité, à la recherche et à la collaboration – et qui est donc synonyme d’ouverture. Du côté des prototypes, une école où l’autonomie de l’élève se perd dans l’homogénéisation d’une interface lisse et lissante. Un décor qui peut être séduisant à première vue, parce que distant de l’image courante de l’école. Mais qui, dans les coulisses, ramène tous les individus au dénominateur commun – l’élève devient, lui aussi, module. Il n’y a pas de place pour l’invention, parce qu’il n’y a pas de place pour l’émancipation. Si l’Archipel était vraiment conçu comme un écosystème vivant et évolutif, il aurait pris la voie du divers qui déclenche de l’inédit et du collectif.

Nous finirons sur les mots de Philippe Meirieu, qui nous fait réfléchir sur les enjeux de cette contradiction :

Philippe Meirieu, La pédagogie et le numérique : des outils pour trancher ?, In L’école, le numérique et la société qui vient, Paris : Mille et une nuits, 2012, p. 167.

« En récupérant les notions “d’autonomie”, de “projet”, de “compétence”, le modernisme pseudo-pédagogique ne permet-il pas, en réalité, de camoufler un projet philosophique et social facilement identifiable ? Il n’est pas besoin de beaucoup d’efforts, en effet, pour débusquer, derrière l’injonction à la performance par l’individualisation, derrière la confiance béate dans les technologies offertes par le marché, derrière la confusion de la multiplication de l’offre et de la formation de la liberté, une vision particulièrement dangereuse du monde. Elle articule une conception libérale du monde – la somme des intérêts individuels constitue l’intérêt collectif et il n’y a de “bien commun” à chercher que dans la coalition possible de stratégies conjoncturelles –, une conception behavioriste du sujet – les êtres ne sont que la somme de leurs comportements et chaque comportement doit être l’objet d’une “formation ciblée” qui garantit son “employabilité” –, et une conception mécanique des savoirs – la culture n’est qu’une somme de “compétences” inscrites dans des “référentiels” et vérifiables par des évaluations quantitatives. »

En archipel, sur la voie de l’école évolutive - Grappe de coussins - eliumstudio / Carte Blanche VIA 2014 © VIA 2014 - Colombe Clier

texte : creative commons - Images : VIA 2014 - Colombe Clier

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