Studio Monsieur : Pigment ou le règne du pastel

Écrit par Tony Côme.

À l’heure où le Do It Yourself connaît un important renouveau, les designers Manon Leblanc et Romain Diroux fabriquent leur propre matériau et signent la lampe Pigment.

Pour accéder aux locaux de Studio Monsieur, il faut avoir le goût de l’aventure. Manon Leblanc et Romain Diroux, deux designers d’objets fraîchement diplômés de l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, ont en effet niché leur atelier quelque part dans les étages d’un vieil immeuble de parking, à Montreuil, près de Paris. On vous aura pourtant bien indiqué le chemin, répété la marche à suivre, vous vous égarerez tout de même dans ce dédale de rampes bétonnées et d’escaliers mal éclairés. Et puis, enfin, entre deux voitures endormies : une porte ouverte sur un établi, quelques machines-outils et une bouffée de chaleur humaine. Ledit Studio Monsieur.

Sur une table, un projet récent vient d’être déballé. Des cônes de lumière, des tronçons de couleurs vives irradient l’espace de travail. La lampe Pigment.

L’invention de la matière

Commande de la galerie parisienne Artisan Social Designer, ce luminaire est matière avant même d’être forme ou fonction. « C’est un projet très expérimental à l’occasion duquel nous avons cherché à fabriquer notre propre matériau », expliquent les jeunes designers. Mais de quelle matière première s’agit-il au juste ? Est-ce de la céramique, de la mousse expansée ou du plâtre teinté dans la masse ? Difficile à dire. Nos repères, tant visuels que tactiles – d’aucuns diraient « haptiques » –, sont mis à l’épreuve. « Les objets de la dernière génération se présentent de telle façon que nous pouvons peut-être dire en quoi ils paraissent faits, mais sûrement pas en quoi ils sont effectivement faits [1] », affirme à ce propos Ezio Manzini, incontournable spécialiste « en la matière ». Ici, heureusement, le nom trahit la composition. Pigment renvoie à la fois à l’objet, à sa matière et à sa lumière propre.

L’idée était de mettre la couleur au premier plan. On a cherché une forme extrêmement simple qui laissait toute sa place à la tonalité colorée. Dès que l’on rajoutait quelque chose dans le dessin, la forme prenait le pouvoir et la couleur devenait anecdotique...

Pour inverser une hiérarchie si souvent éprouvée, il a bien fallu que Manon Leblanc et Romain Diroux mettent la main à la pâte, qu’ils inventent un procédé, une recette miracle. Et nos deux designers de malaxer frénétiquement la couleur pour y chercher l’objet – comme d’autres piétinent le raisin en rêvant d’un futur millésime. « L’idée germe à partir de la matière même, au lieu de s’imposer à elle : une conception quasi florale ou efflorescente d’une beauté qui se lève, la franche symbiose du contenu et du contenant, la fin des dissociations et des clivages [2] ». Ce commentaire que fit un jour François Dagognet à propos des concepteurs célébrant « à leur manière, les ingrédients, les néo-textures, les arrangements ou les pâtes » s’applique parfaitement à la genèse de ce luminaire. Et, chez Studio Monsieur, la célébration matériologique prend clairement des airs de Holî indien.

L’onde et la particule

Les designers prennent donc parti dans le débat qui oppose depuis longtemps l’onde à la particule. La lumière, puisqu’on peut la pétrir à ce point, est forcément corpusculaire. Manon Leblanc et Romain Diroux se font alors alchimistes, ils se mettent à peser et à mélanger avec précision différentes poudres. Mais élever la forme à partir du pigment pur – à l’instar du potier qui tourne sa glaise – est loin d’être un jeu d’enfant. Le pigment se laisse dompter bien moins facilement qu’on peut le croire. Ils avouent :

« C’est une matière très spéciale, on ne peut ni la couler, ni la mouler. Nous avons exploré des univers très différents : la craie, le maquillage. Nous avons essayé de nombreuses solutions : des armatures métalliques, des mélanges avec du plastique, du plâtre, etc. »

Nous avons même été jusqu’à retrouver le liant d’Yves Klein. Mais ça craquait à tous les coups.

Les techniques de fabrication du pastel sec donnèrent de meilleurs résultats, mais un ingrédient venait encore à manquer pour que la mixture soit véritablement malléable. L’issue fut finalement trouvée dans un tout autre domaine : le textile.

Pouvoir salvateur de la transdisciplinarité. Ce n’est pas un hasard si ces designers partagent leur atelier avec une graphiste, une scénographe et une costumière. L’habit de cette lampe sera finalement de tissu et de pigments. « Deux couches de coton pour trois couches de pigments », précisent-ils.


Canons à lumière

En 1968, Jean Baudrillard maugréait : « Vêtements, voitures, salles d’eau, appareils électro-ménagers, matières plastiques, nulle part, à vrai dire, ce n’est la couleur "franche" qui règne, telle que l’avait libérée la peinture comme une force vive, c’est la couleur pastellisée, qui veut être une couleur vive, mais n’en est plus que le signe moralisé. [3] » Le mot d’esprit peut séduire, toutefois, en parfaite argutie, il confère au pastel des attributs qui ne sont pas les siens.

Le philosophe pensait sûrement aux mauvaises sanguines de la Place du Tertre et esquivait délibérément les cartons d’Odilon Redon. À la vue des pastels secs de Studio Monsieur, tout son discours s’effondre. Et le « règne du pastel » prend alors un tout autre sens. D’art ou de design, cette matière est susceptible de lumineuses déflagrations et d’une sacrée franchise.

Ainsi, suspendus en grappe, les Pigments de Manon Leblanc et Romain Diroux s’envoient de savants messages colorés, des effets de contrastes simultanés qu’Eugène Chevreul n’aurait pas reniés. Et l’alchimie n’est pas terminée : un à un, ces cônes se chargent, par ricochet, de réchauffer les mornes halos de nos lumières « éco ».

Ceux qui ont déjà visité la crypte du Couvent de la Tourette et fait l’expérience des fameux « canons à lumière » de Le Corbusier connaissent mieux que quiconque le pouvoir colorant de cette manière indirecte de teinter la lumière.

Pour les autres, plus besoin d’entreprendre un pèlerinage dans les collines lyonnaises pour se laisser convaincre, Studio Monsieur en livre ici une admirable version domestique.

— 

[1Ezio Manzini, La Matière de l’Invention, Centre Pompidou, 1989, p. 32.

[2François Dagognet, préface à l’édition française de Ezio Manzini, La Matière de l’Invention, Centre Pompidou, 1989, p. 8.

[3Jean Baudrillard, Le Système des objets, Gallimard, 1968, p. 45

texte : creative commons - images : © Studio Monsieur

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