L’inhabitable
Joy Sorman & Éric Lapierre

Écrit par Tony Côme. Photographies : © Jean-Claude Pattacini.

"Mémoires urbaines, Paris XXIe siècle", tel est le nom de la collection initiée en 2011 par les Éditions Alternatives et le Pavillon de l’Arsenal. Le postulat de départ est simple : "Paris n’est jamais fini". Sur le fond, il s’agit d’interroger les transformations de la capitale, historiques comme contemporaines, et de "regarder les Parisiens dans leur ville". Sur la forme, le parti pris est assez inédit : réunir à chaque publication un écrivain et un architecte et faire se croiser leurs regards à partir d’une problématique donnée. Dans L’inhabitable, premier opus de cette collection, Joy Sorman et Éric Lapierre sont ainsi confrontés à l’insalubrité de l’immobilier, aujourd’hui à Paris.

C’est l’auteure Joy Sorman qui, dans un premier temps, nous introduit à l’insalubre parisien. Ici, tout est moisissure, humidité et morbidité. "Les murs sont comme recouverts de mousse à raser, un champignon qui prolifère, des fils électriques nus, de toutes les couleurs, sortent des plinthes comme des pattes d’araignées", note l’auteure. Ici, le rat est un indésirable colocataire, toujours là quand on ne s’y attend pas et, souvent, des pigeons ont fait d’une pièce entière leur vaste nid. "Tout ça pourrait prendre feu", s’inquiète notre guide, hallucinée.

Saturnisme à tous les étages

"Tout ça", ça n’est pas forcément dans une vieille barre moderniste, dans une banlieue oubliée loin derrière le périphérique ou dans un bidonville installé sous un pont de ce même périphérique. Non, "tout ça", c’est aussi en plein cœur de la capitale. Ça se passe aujourd’hui et ça se fond dans de l’haussmannien bien parisien, comme si de rien n’était. 125 rue du Faubourg du Temple, 31 rue Ramponeau, 46 rue Championnet, 10 rue Mathis, autant de taudis qui donnent leur nom aux chapitres de Joy Sorman.

L’auteure nous invite à rejoindre une certaine Annie, infirmière de la Siemp – société immobilière mixte de la ville de Paris qui construit, réhabilite, rénove et gère des ensembles immobiliers. Cette Annie est chargée de suivre les jeunes enfants qui évoluent dans l’inhabitable et qui régulièrement s’intoxiquent au plomb. Elle sensibilise les parents au saturnisme, "une drôle de maladie qui provoque tout et son contraire". Auprès de ces deux femmes, on rencontre des ados, des filles à la mode "éclatantes au grand jour, refoulées le soir dans les taudis".

On rencontre des adultes, des personnalités qui sont "dans l’insalubre comme d’autres sont dans l’informatique".

On ne les remarque d’ailleurs pas quand on les croise dans la rue. Ce sont des "habitants insoupçonnés", explique Sorman. Contrairement aux SDF dont on parle de plus en plus et qui ont une vraie présence dans la cité, les mal-logés passent inaperçus.

© Jean-Claude Pattacini

Habiter, mode d’emploi ?

Toutefois, pour ces derniers, peut-être plus que pour les sans-abri, de vraies mesures sont prises. On rénove, on construit, on déloge et on reloge, ici ou ailleurs. C’est bien là tout le problème. Beaucoup ne veulent pas bouger : "Un homme qui a vécu 40 ans dans un taudis exigu rechigne à déménager dans un deux pièces refait à neuf. Des raisons à cela, de bonnes raisons, à la fois incongrues et incontestables".

Ce petit ouvrage montre très bien comment, paradoxalement, on peut être attaché à l’inhabitable.

Malgré l’insalubrité, malgré l’encombrement généralisé, malgré l’impossible intimité, il n’y a pas de loyer, pas de facture à payer, aucune sécurité auprès de laquelle cotiser. Dans le logement social, même si les frais sont ajustés et restent modérés, "habiter est une entreprise administrative et comptable contraignante" et "une vie de débrouille dans les failles de la ville n’y prépare pas". Il est également des raisons sociales à cet étrange attachement. Dans ces taudis comme dans les bidonvilles, se sont développés différents réseaux d’entraide, de partage et de solidarité dont on sera évidemment privé en arrivant dans un logement neuf.

Dès lors, la perspective de la salubrité recouvrée crée des anxiétés. On s’attache vite à un lieu, à un immeuble, à une cour d’immeuble ou à un quartier entier. On a peur d’en être éloigné. On espère qu’une fois les travaux effectués, on pourra réintégrer le bâtiment dans lequel on a longtemps évolué. Et quand bien même on y parviendrait, on sait à quoi s’attendre : ça se sait, beaucoup regrettent

"la bonne ambiance qu’on avait dans l’insalubre".

Une famille d’immigrés relogés se confie ainsi à l’auteure : le nouvel espace qu’on leur propose ne colle pas à leur mode de vie, ils n’osent pas remplir les placards, ils obstruent les fenêtres et laissent toujours les portes ouvertes. Les architectes, souligne Sorman, n’ont pas songé qu’il s’agissait "d’accueillir au sein de la ville occidentale des mœurs héritées d’une vie rurale et communautaire". Les nouveaux locataires ne diront jamais "chez nous".

© Jean-Claude Pattacini

Date limite d’habitation

Après cette approche littéraire brillamment menée et tout à fait passionnante, l’architecte Éric Lapierre livre une recherche plus historique. Théorique et didactique, son travail d’écriture rompt avec le charme du récit introductif. On peut avoir du mal à faire le saut entre ces deux parties au ton radicalement différent. Néanmoins, outre ces questions de lecture, l’étude d’Éric Lapierre est d’une grande richesse. L’architecte parvient à synthétiser en peu de pages l’histoire de la quête de salubrité à Paris, longue histoire qui n’aura jamais fini de s’écrire.

Documents d’archives, photographies et plans à l’appui, il nous parle d’hygiénisme, de tuberculose et d’immeubles à réorienter selon "l’axe héliothermique". Il revient sur l’essor de la statistique dans la pensée urbaine, sur cet étonnant "casier sanitaire des maisons de Paris" ou encore sur les idées de Raymond Lopez :

l’urbaniste qui osa poser la question cruciale "de l’âge limite des immeubles d’habitation".

L’architecte mentionne à son tour les actions de la Siemp qui permettent selon lui "de mener une politique qui favorise conjointement la conservation du bâti, la création en matière d’architecture contemporaine et les complexes implications sociales mises en jeu par la lutte contre l’insalubrité".

Ce livre de poche se referme justement sur la présentation de plusieurs projets, de construction ou de réhabilitation, récemment mis en œuvre par la ville de Paris. Des images d’avant la réhabilitation côtoient des photographies d’aujourd’hui et nous laissent entendre l’importance du travail entrepris. Ce panel d’habitats collectifs nous montre un Paris en cours de mutation et, par là même, donne tout son sens à cette collection.

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• Joy Sorman et Éric Lapierre, L’inhabitable, Paris, Pavillon de l’Arsenal/Autrement, 2011. Photographies de Jean-Claude Pattacini.

• En 2016, le récit de Joy Sorman a été réédité indépendamment par Gallimard.

texte : creative commons

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