Au pied de mon arbre
Quand jardin et technocratie ne font pas bon ménage

Texte et illustrations par Julien Defait, propos recueillis par Édith Hallauer le 16 octobre 2018.

Paris comporte aujourd’hui entre 130 000 et 140 000 arbres d’alignement, marqueurs identitaires de la voirie parisienne. Mais la gestion hasardeuse des pieds d’arbres génère l’insatisfaction et l’incompréhension des citoyens. Que se passe-t-il derrière la mythique grille ? Le jardinier aurait-il quitté le navire ? Rencontre avec Julien Defait, designer de la 27e Région, qui en 2017 avait fait de la gestion des pieds d’arbres parisiens un “cas pratique” de la Transfo, laboratoire d’innovation au sein des administrations.



Strabic : Comment ce problème de gestion de pieds d’arbres est-il apparu ?

Julien Defait : Nous avons mené ce travail en 2017 dans le cadre de la “Transfo” à Paris, un programme de la 27e Région mené dans différentes collectivités, qui les accompagne dans la création de leur propre laboratoire d’innovation. Pour cela, on travaille en équipe pluridisciplinaires pendant 18 mois avec 20 agents volontaires, sur des cas réels de la collectivité qui posent problème. Pour la Ville de Paris, on a donc simplement demandé au Secrétariat Général (SG) s’il pensait à des sujets qu’on pouvait traiter en peu de temps. L’administration parisienne est un organisme énorme, qui représente 60 000 personnes - ce qui équivaut plutôt à une grosse Région, ou un Ministère. Il faut imaginer la mairie centrale, toutes les mairies d’arrondissement, les services sociaux, les services d’urbanisme, tout le personnel des cantines, des bibliothèques, c’est immense.

Après une réflexion sur la “carte citoyenne” d’Anne Hidalgo, l’un des sujets qu’on nous a proposé était la gestion des pieds d’arbres.

Le SG lui-même nous a parlé d’un manque de coordination entre les services, d’un laisser-aller sur le terrain, de tas de terre qui deviennent des décharges, de la difficulté à comprendre le problème même.

Avec le groupe de 20 agents volontaires qui décortiquaient les services, après un travail d’enquête et d’idéation sur la jeunesse et le culturel, on avait envie d’un sujet plus interne, plus administratif. On n’a pas été déçus.

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Comment avez-vous abordé les choses ?

JD. C’était un travail très court, sur quatre jours étalés sur deux mois. On s’est donc dit qu’on allait décortiquer le processus administratif étape par étape, sans chercher de nouvelles idées mais juste pour représenter la réalité. Nous voulions fabriquer un objet pour discuter ensemble du problème : un schéma technique, qu’on appelle en design de service un “BLUE PRINT”. Ça vient de l’architecture navale : c’est un plan technique qui, dessiné en bleu à côté d’un trait noir, ne ressort pas à l’impression. C’est donc tout ce qu’on ne voit pas, tout ce qui se passe en backoffice pour qu’un service administratif fonctionne.

On voulait mettre en lumière les processus invisibles de la gestion des arbres.

On nous avait prévenus sur le fait que ce serait très compliqué, avec beaucoup de services et d’acteurs différents, ça ne nous faisait pas peur au début. Mais on s’est vite aperçu que c’était hyper compliqué.

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Pourquoi ? Qui gère les arbres à Paris ?

JD. Alors déjà, les pieds d’arbre mobilisent quatre directions à la Ville, qui ont des objectifs différents : la Direction des Espaces Verts et de l’Environnement (DEVE) dont l’objectif est qu’il y ait le plus d’arbres possibles, et qu’ils se portent bien ; la Direction de la Voirie et des Déplacements (DVD), proche du SG, influente, qui assure la viabilité de l’espace public, c’est-à-dire le rend praticable, normé, et facile à entretenir. « Moins il y a d’arbres, mieux la DVD se porte », comme nous a dit un chargé de mission. Il y a aussi la Direction de l’Urbanisme (DU), consultée pour tout projet de modification. Et puis en bout de chaîne, la Direction de la Propreté et de l’Eau (DPE), qui gère la maintenance quotidienne de l’espace public : soulever des grilles, enlever les mégots, etc.

Ce sont les nettoyeurs, les parents pauvres de l’affaire : ils ne sont jamais associés aux réflexions en amont, alors qu’ils sont le plus souvent sur le terrain et qu’ils réceptionnent le plus de plaintes.

Et comme souvent dans les administrations en France, on observe une logique en silo, c’est-à-dire qu’il y a très peu de synchronisation entre ces services. Il y a eu des tentatives mais rien n’a tenu. Sous Delanoë, il existait même un “comité de pilotage du pied d’arbre”, qui a malheureusement été abandonné.

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Peux-tu décrire le processus ?

JD. Étonnamment, le pied d’arbre révèle l’écosystème très complexe de l’espace urbain. Pour qu’un arbre vive à Paris, il faut faire une fosse de terre dans la chaussée de 2 mètres par 2 mètres, et 1 mètre cinquante de profondeur. Or, les sous-sols parisiens sont truffés de réseaux : métro, égouts, électricité, c’est particulièrement compliqué. Donc dès que tu veux intervenir sur un arbre, selon où il se trouve, il faut consulter tous ces services, qui peuvent bloquer à chaque moment la procédure. Mais pour comprendre la gestion, il faut déjà voir comment on plante un arbre à Paris. Cela prend un certain temps...

L’instruction technique dure un mois. Ensuite, il faut trois mois entre la validation du budget et le choix de l’endroit : la DVD et la DEVE étudient la demande ; la DVD interroge les concessionnaires de réseaux pour voir si une fosse peut-être creusée (un jour, la RATP a fait arracher tous les arbres de l’avenue Emile Zola, car le sol n’était plus étanche pour le métro, bien que les arbres aient été plantés il y a 50 ans) ; l’inspection générale des carrières donne son avis. Une fois les accords donnés, la DEVE propose une essence d’arbre, mais c’est le maire et l’Architecte des Bâtiments de France (ABF) qui choisissent. La DEVE remplit une demande de permis d’aménager auprès de la DU pour que le nouvel aspect de la voie soit transmis pour validation aux ABF. Ceux-ci mettent un à six mois pour répondre, selon l’endroit et les monuments historiques aux alentours. Ensuite, l’arbre est planté sous la responsabilité de la DEVE : un prestataire creuse une fosse transitoire pour jeune arbre. Théoriquement, la fosse définitive est créée 2 ou 3 ans plus tard. En pratique, cela met plus de temps pour des questions budgétaires, parce que cette responsabilité est transférée à la DVD, pour qui ce n’est pas une priorité budgétaire.

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Là commence l’entretien. Comme les crédits sont répartis sur plusieurs directions, cela rend quasi impossible de connaître le coût unitaire de l’entretien d’un arbre. Mais en fait, suivant la typologie du projet urbain autour de l’arbre, la gestion est très différente. Entre un “arbre isolé” et un “arbre de projet urbain”, tout change. Quand un aménagement est préconisé par l’architecte, le nettoyage et le remplacement de l’arbre sont prévus.

Vous avez donc listé ces différents cas ?

JD. Oui. Nous avons d’abord demandé à chaque agent participant de prendre une série de photos de pieds d’arbres, et de ramener les prises de vue. On a obtenu un immense parterre de photos.

Surprise ! Il n’y avait pas un pied d’arbre identique, mais une infinité !

Pour qu’un arbre soit en bonne santé, il faut éviter que la terre soit tassée. Sans pour autant qu’elle ne déborde sur la chaussée, c’est sale…et potentiellement dangereux. Ça donne lieu à un certain nombre de dispositifs, que nous avons listés et étudiés, grâce à des entretiens spécifiques. Par exemple :

La grille d’arbre : inévitable dans les rues à fort potentiel patrimonial. Elle laisse passer l’eau et ne tasse pas la terre, mais les cannes des malvoyants se coincent dedans - tout comme les talons aiguilles. Les saletés s’accumulent, et il est difficile de laver la grille en fonte : c’est très lourd à soulever. On utilise une sorte de pied de biche, à deux : un agent soulève, tandis qu’un autre nettoie le sol à la pince... La DPE n’a pas assez de moyens pour le faire au quotidien.

Le “parc à cochons” : une fosse provisoire, LA référence pour les jeunes arbres, pour laisser plus de place à la biodiversité et à la végétation spontanée. Il est constitué de jolis coffrages, mais la DPE rechigne à le nettoyer : l’agent éboueur doit le faire à la pince, c’est long, et le centre du box est difficile d’accès. La DEVE préfère des bordures en bois plus basses, facilement détectables par les malvoyants.

Le pavé de blocage : non régulier, posé sans liant, il évite de tasser la terre et qu’elle ne déborde sur la chaussée. Juste posé, il bouge, et la terre aussi.

La résine perméable : utilisée depuis 5 ans, elle est très utile dans les endroits à passage fréquent. Rigide, facile à nettoyer, sauf dans les cas de fin de marché : les éboueurs nettoient la voirie à la lance, dont la puissance de l’eau défonce la résine. Elle se bouche aisément, ce qui risque de faire mourir l’arbre. C’est la solution la plus chère, mais les maires d’arrondissement en sont très contents. Aucune garantie sur la pérennité de l’usage.

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Quelles conclusions en avez-vous tiré ?

JD. Notre enquête a montré assez vite qu’il n’y a donc aucune bonne solution… Par exemple, les éboueurs ont des pinces spéciales pour nettoyer les grilles d’arbres, totalement inopérantes avec les parcs à cochons : les mégots sont trop loin. Il y a une décorrélation entre l’outil et l’aménagement. Et puis à l’échelle politique, les différentes décisions sont prises d’en haut, au rythme des mandats électoraux et en déconnexion du terrain, donc peu ou mal appliquées.

Par exemple, il n’y a pas de contact territorial et de suivi conséquent avec les participants au permis de végétaliser. Ce dispositif, créé sous la mandature d’Anne Hidalgo, invite les parisiens à “être acteurs de la végétalisation de Paris” – notamment à jardiner les pieds d’arbres. On devient “référent”, bénévole, en obtenant un permis de végétaliser auprès de la DEVE. On demande aux référents d’éviter les plantes invasives ou allergènes, et de s’engager à entretenir le pied – cela veut aussi dire nettoyer.

Tant que c’est entretenu, la DPE ne touche à rien, mais dans le cas contraire, “on arrache tout” dit le service.

Comme c’est un projet global, non géré par des mairies d’arrondissement, les référents ne sont pas en lien avec les nettoyeurs. Il reste beaucoup d’impensés dans ce “service”, lancé un peu vite : par exemple, les volontaires peuvent aller chercher de la terre dans le 12e, mais tout seuls, en métro ! Et puis, ils n’y a pas de point d’eau prévu. On assiste alors à des organisations très informelles : ils connaissent les éboueurs ou sollicitent les gardiens d’immeuble pour accéder à un robinet. Ce sont les gens qui sont censés nettoyer, ce qui fait que parfois les éboueurs peuvent être en conflit avec les référents, s’ils ne jouent pas le jeu. Parfois c’est vandalisé, ou mal nettoyé. Mais surtout, en cas d’abandon de la part du référent, rien n’est prévu en interne !

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Êtes-vous parvenus à faire des propositions ?

JD. Le fait de travailler dans ce contexte, en “non-spécialistes”, amène assez vite des choses pertinentes. Dans le groupe, on avait des cadres et des agents plus opérationnels, des catégories A, B et C, provenant de services totalement différents. Mais chacun laisse sa casquette au vestiaire, pour observer le sujet autrement que depuis son poste habituel.
L’une de nos préconisations est que, pour améliorer cette gestion, il faudrait un groupe d’action spécifique, constitué non pas de chefs de chaque service, mais d’agents opérationnels de chaque division :

une sorte d’unité transversale du pied d’arbre, qui regrouperait les compétences spécialisées nécessaires pour agir.

Et puis, il faudrait profiter des outils déjà en place, parfois très puissants. Par exemple, tous les arbres sont géo-tagués, grâce à une puce sur chaque arbre avec des informations sur sa naissance et sa date de plantation. Sauf que les infos restent trop maigres, et surtout ne circulent pas entre les services…



On a invité différents services pour leur présenter notre “Blue print”, c’était intéressant et plutôt constructif, mais cet outil n’était pas totalement terminé à l’époque, ce qui a rendu la chose compliquée. On l’a repris ensuite, il est disponible en ligne. Il faudrait maintenant continuer à avancer à partir de cette base, pour construire un regard systémique sur ce sujet qui traite de front la "maintenance", ce qui est trop peu traité dans les démarches d’innovation. C’est justement l’intérêt du laboratoire interne nouvellement créé, pouvoir aller plus loin avec du temps, des moyens, et du personnel dédié.


POUR ALLER PLUS LOIN :

❧ Les résultats et livrables de l’expérience, sur le site de La Transfo.

❧ Le récit du projet pas-à-pas sur le site de La Transfo, volet 1 et volet 2.

❧ La carte des arbres géo-tagués de Paris.

❧ Les informations officielles sur les arbres à Paris.

❧ Patricia Pellegrini, « Pieds d’arbre, trottoirs et piétons : vers une combinaison durable ? », Développement durable et territoires, Vol. 3, n° 2 | Juillet 2012.

❧ Quelques débats en ligne sur la gestion des pieds d’arbres à Paris.

❧ Le paysagiste Jacques Simon est toujours de bon conseil. Mais le lecteur fétichiste des pieds d’arbres pourra plus spécifiquement se référer aux ouvrages suivants : Places & rues piétonnes (1983), Guide des détails d’aménagements extérieurs (1987) ou encore au très sulfureux Aménagement des espaces libres : les gens vivent la ville (1976) :

Merci à la 27e Région.

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