Faire des pieds et des mains
L’Université Foraine de Bataville

Écrit par Margaux Milhade, photographies © Margaux Milhade, Pauline Cachera, Philippe Martin, Sandrine Close.

Explications et retours sur la drôle de mission de Notre Atelier Commun à Bataville, par ses acteurs mêmes.

Habiter Bataville

Éléments de contexte

2015. Cela fait 14 ans que Bata a quitté Bataville. Le territoire a perdu sa lisibilité, sa force d’utopie communautaire. Nombreux sont ceux qui qualifient le lieu de friche malgré ses 300 habitants, ses trois écoles, sa dizaine d’entreprises installées dans l’ancienne usine, son commerce, son kebab. Les porteurs de projets potentiels se heurtent à la complexité d’un lieu morcelé par la liquidation judiciaire. Tiraillée entre la difficulté à reconstruire des liens avec son territoire proche et la fascination qu’elle exerce sur des acteurs extérieurs à son histoire, Bataville se cherche un avenir.

Commande

Laissons parler les commanditaires : parole à Philippe Martin, directeur de la communauté de communes du Pays des étangs, mandataire du groupement de commande. Pourquoi la commande de cette étude à Notre Atelier Commun ? « Après une première action commune, l’installation de l’œuvre Limen de Lani Maestro, la communauté de communes du Pays des étangs, le Parc naturel régional de Lorraine et l’association La chaussure Bataville, soutenus par le programme Nouveaux commanditaires de la Fondation de France, ont souhaité aller plus loin en se lançant dans la commande d’un plan-guide qui tracerait les voies d’un avenir possible pour Bataville. Nous étions tous d’accord sur la complexité du sujet Bata, et sur le fait qu’on ne voulait pas d’une étude classique, trop souvent faite à distance, en 4 rencontres et 3 réunions. On cherchait plutôt un état d’esprit, une méthode qui permettrait d’obtenir une vraie connaissance du contexte, des habitants, des partenaires potentiels. Alors on a lancé un appel pour une “étude-action”.

C’est là que nous avons découvert la notion d’Université Foraine avec Loïc Julienne, une méthode qui collait plus à la phase de programmation qu’on allait entamer, en amont du projet. La proposition, reposant sur une permanence architecturale, et rythmée par des rencontres publiques, nous a semblé pouvoir constituer une réponse à la difficulté d’adhésion des habitants qu’on pressentait et au manque d’intérêt des pouvoirs publics sur le sujet. Il y a bien sûr eu beaucoup de débats, mais au final, nous avons fait le choix du risque. L’idée d’avoir quelqu’un tous les jours sur place nous semblait la méthode la plus adaptée pour atteindre quelque chose qui ne soit pas hors-sol. Mais ça nous a fait peur à tous, et tout au long de l’année. »

Il n’y avait jamais de certitude ! Ce n’était pas comme d’habitude.

Observer Bataville, Pauline Cachera

Principes

L’Université Foraine de Bataville, c’est quoi ? C’était d’abord la petite sœur des Universités Foraines de Rennes, Clermont-Ferrand et Avignon, mises en place par Notre atelier commun à l’instigation de Patrick Bouchain. Le principe de ces expériences urbaines, à chaque fois très différentes par leurs échelles et leurs problématiques, est de venir s’installer dans des espaces urbains désaffectés, en questionnement sur leur avenir, d’ouvrir les lieux, d’accueillir, d’observer, et de prendre le temps de voir émerger les pistes à travers la mise en mouvement. On arrive sur les lieux sans plans prédéfinis, sans savoir où va aller le projet, sans même véritablement savoir quelle tournure va prendre la démarche.

C’est dans la permanence et l’action que tout se révèle et se construit. Beaucoup de petites choses se sont ainsi tissées pendant l’année.

Les quelques mots préalables de la maîtrise d’ouvrage sont importants. Parce que l’Université Foraine, processus incrémental qui remet en question les façons de faire « habituelles », en proposant de débusquer des réponses dans un foisonnement long plutôt qu’à travers un processus convergent, est quelque chose de compliqué à appréhender, d’inquiétant à commander. Et qu’il est fondamental de le mettre en place avec la complicité et la confiance de l’institution.

Relevé de Bataville

Université

Toutes les écoles, qu’elles soient artistiques, scientifiques, techniques, ont besoin de terrains pour expérimenter, de sortir des murs des universités et se rencontrer. Mettre en place une « université » temporaire (« foraine ») sur un lieu où une question est posée – ici celle de l’avenir d’un lieu emblématique –, c’est proposer un support commun pour ces expérimentations.

Par le biais de l’Université Foraine, Bataville s’est ainsi faite lieu-laboratoire pendant un an.

Elle a accueilli non seulement des étudiants et chercheurs, mais aussi plus généralement divers porteurs de savoirs, de savoir-faire très concrets, de projets, qu’ils soient habitants des environs, artistes, représentants d’institutions locales, écoliers ou retraités. Les croisements et débats qui en ont découlé étaient d’autant plus riches que la variété du public était grande. Tout le monde a des compétences ou des questionnements à partager. Les habitants, notamment, possèdent cette connaissance infiniment précieuse des usages présents et passés.

Université foraine à Bataville

Actions

La première chose très concrète que l’on fait, c’est d’habiter là, à Bataville, dans la cité, au cœur du sujet. La seconde, c’est l’atelier ouvert, le lieu où on travaille et expose au fur et à mesure tout ce qu’on produit, les maquettes, les plans, les dessins, les idées, le programme à venir. Situé à l’entrée du site industriel, il nous permettait de voir et d’être vu de ceux qui rentraient dans l’usine.

À côté de l’accueil de chantiers, et des temps plus ou moins informels de construction du projet, les temps forts de l’année ont été les quatre rencontres publiques.

Rencontre publique à Bataville

D’accès libre, sur une après-midi, elles réunissaient une centaine de personnes et une dizaine d’intervenants locaux ou extérieurs autour de sujets de société. La première, intitulée « Bataville, territoire d’une utopie », a eu lieu en janvier. Récit :

Quelques semaines auparavant, nous avions accueilli une quinzaine d’étudiants architectes de l’INSA de Strasbourg, venus passer une semaine en immersion sur le site. Bataville leur avait été présenté par des anciens salariés de Bata, notre hôte Ghislain Gad, le Service Régional de l’Inventaire, et par les CM1-CM2 de l’école primaire de Bataville, que nous avions accompagnés dans la création d’une carte sensible des environs. La semaine suivante, Adrien Zammit, graphiste du collectif Formes Vives, dessinait et mettait en place une signalétique pratique, historique et onirique, avec l’aide d’étudiants de l’école de design de Nancy, tandis que les paysagistes du Laboratoire du Dehors traçaient un chemin dans les coulisses végétales du site industriel.

Signalétique, Formes Vives

Le jour de la rencontre, les enfants ont suivi le cortège de promeneurs à travers cette amorce de « GR BATA », jusqu’au canal et aux terres polluées dissimulés à l’arrière de l’usine. Dans l’ancienne salle de bal, un ancien cadre de Bata est revenu sur son histoire. La Fabrique Autonome des Acteurs, porteuse d’un projet sur le site, a raconté sa façon d’investir les différents lieux de Bataville par le jeu de l’acteur et le Familistère de Guise a présenté sa reconversion en un lieu hybride tandis qu’Hervé Marshal, sociologue spécialisé dans l’utopie, dégelait la salle par son enthousiasme face à l’histoire des lieux. À travers le paysage pratiqué, les présentations et les questions posées, c’est toute la complexité d’un lieu multi-couches qui a été décrite et partagée.

Les autres rencontres publiques, « Nouveaux territoires du travail », « Faire ville à la campagne » et « Habiter Bata-ville », ont mobilisé d’autres acteurs, couronné d’autres séries de chantiers, et soulevé pistes et questions. (Tous les compte rendus ont été reproduits dans le journal de bord)

Rencontre publique, les nouveaux territoires du travail

Réunir

La petite échelle donne une immense liberté. Dans un village de 600 habitants, les « autorités » sont accessibles. Les maires ont été nos premiers complices, d’une aide précieuse lorsqu’il s’agissait d’investir des lieux, d’ouvrir un micro-camping, de trouver du matériel ou d’agir dans l’espace public. L’employé communal, Coco, a débloqué pour nous tant de situations. La secrétaire du bailleur de la cité, que je connaissais parce que j’avais moi-même loué un appartement, a été d’une grande aide quand nous cherchions une maison à mettre en chantier. Il y a des relations de confiance qui s’instaurent très simplement comme ça. C’est en habitant là qu’on constitue le réseau essentiel de proximité, avant de se constituer en relai pour d’autres énergies potentielles.

Être là en permanence est un gage de flexibilité, une notion clé pour réussir à réunir. Un jour nous avons organisé une rencontre intitulée « Mémoires vives ». On l’avait annoncée bien à l’avance, via des cartes postales, des affiches, une newsletter, Facebook. Le jour J il y a eu du monde, des sociologues de l’Université de Lorraine, des photographes, une association d’anciens sidérurgistes, des designers intéressés par les savoir-faire… et très peu d’anciens salariés. On avait projeté un film tourné en 1993 dans l’usine. Trois jours après, nous croisons le maire de Réchicourt, qui nous dit qu’il aimerait le montrer à quelques personnes, qu’il fournira l’apéro. La rumeur s’est répandue par le bouche à oreille, et lorsqu’on l’a projeté la seconde fois, il y avait plein d’anciens salariés, dont certains n’étaient jamais revenus à l’usine, ça a été l’un des moments les plus forts de l’année. Mais ça s’est produit dans un moment complètement informel, improvisé.

Il faut donc être continuellement en train de s’adapter à ce qu’il se passe, toujours garder cette possibilité de changer de cap.

Projections

À Bataville, il y avait un véritable enjeu de clarification. Aucun document n’existait sur l’état des lieux matériel et humain. Un des principaux enjeux de notre présence a été de fabriquer ces documents techniques, et d’autres pour raconter tout ce qu’il s’est passé en un an, afin que les suivants puissent repartir de là. Ces documents, libres d’accès, sont destinés à tous les intéressés et doivent pouvoir être compris le plus largement possible. A côté du journal de bord, qui relate donc cette année, le plan-guide dresse les premières pistes et perspectives pour construire l’avenir de Bataville. Tout est disponible en ligne.

« En prenant le temps, en misant sur des lieux de liberté et des personnes qui font lien, en permettant la flexibilité et l’évolutivité constante du projet et des espaces, les acteurs de la redynamisation de Bataville feront émerger un projet exemplaire et innovant de reconversion en milieu rural. Hybride et partagé, il anticipera les évolutions de société. Ce plan guide est une ébauche de quelque chose qui se construira sur le temps long, mais qui doit aussi commencer sans attendre. Pratiquer les lieux tels qu’ils sont, pendant la période transitoire qui arrive, permettra de préfigurer le modèle économique et le modèle de gouvernance commune, tout en entretenant les lieux par l’usage. »

L’après

Bataville a été identifié comme lieu clé pour la recherche et les universités. Deux groupements de chercheurs des Universités de Lorraine et de Strasbourg s’en sont emparé, en plus des différents workshops et actions en cours – entre autres, le Laboratoire du Dehors sur la question des terres polluées, avec la faculté de géologie de Nancy. Les porteurs de projets présents sur le site avant notre arrivée ont continué à développer leurs activités. La FAA a accueilli des artistes pendant toute la saison chaude, l’APEDEC précise son projet de fablab en lien avec la mission locale, la Chaussure Bataville développe un projet autour de l’artisanat bois, et une microbrasserie va s’implanter.

Un fablab à Bataville
Les enfants, Bataville et Limen

Bataville a également été identifié comme un lieu en passe de devenir exemplaire dans la reconversion de friches en milieu rural par la Région et la communauté de communes.

Dans le cadre de l’élaboration du Schéma de Cohérence Territoriale (SCOT), une journée dédiée à la question des friches s’est tenue à Bataville. L’Établissement public foncier lorrain, investi dans le projet de Bataville via le rachat d’un bâtiment en cours, a soulevé l’intérêt de telles démarches dans le cadre de reconversions. Pour continuer sur la lancée de l’Université foraine, ces premiers pas d’un processus long de construction commune, une personne dédiée au projet devrait être recrutée sous peu. En attendant, la maîtrise d’ouvrage improvise une conciergerie pour combler le vide que la permanence a laissé en partant.


Pour aller plus loin :
Lire en ligne le plan-guide et le journal de bord de Notre Atelier Commun, restituant cette étude-action au long cours à Bataville.
Margaux Milhade sera en conférence ce jeudi 8 décembre au soir à l’Ensa de Nantes, pour restituer son expérience de l’UFO de Bataville.

Texte : creative commons, Images : © Margaux Milhade, Pauline Cachera, Philippe Martin, Sandrine Close.

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