Ce qu’on va voir
art, barrages et paysage

Écrit par Édith Hallauer.

« Comment avec de la vidéo, du dessin, des photographies, des sculptures, révéler des réalités cachées, ou mal regardées, tout en indiquant des réserves d’invisible ? » Le groupe RADO constitué de neuf artistes aux pratiques diverses, a effectué en 2011 une résidence en pays de Tulle dont l’objet était d’appréhender le territoire par ses habitants et ses réseaux techniques. En résulte « Ce qui ne se voit pas », une double exposition à l’été 2014, dans une église déconsacrée de Tulle et au Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière en Creuse, à la fameuse architecture en « bateau renversé » d’Aldo Rossi. Strabic y a traîné ses sandales et s’y est fait surprendre, entre une spiral jetty en pierres sèches et un globe dégonflé d’Hans Walter Müller. Focus sur ce qui ne se voit pas, mais qui pourtant relie les choses entre elles.

« Autonomies », 2014 Film réalisé par Marie Preston

Ce qu’on observe

Ce qui étonne d’abord, ce sont peut-être les sujets traités. L’exploitation des ressources, les réseaux de distribution d’énergie, les usines à gaz, à eau, à bois du territoire. L’exposition démarre par Les ouvriers du tri, vidéo de Maxence Rifflet et Antoine Yoseph sur les travailleurs d’une usine de tri sélectif, près d’Argentat. Quel enjeu y a-t-il à regarder le traitement des déchets par un filtre artistique ? Ou est-ce davantage une forme documentaire ? La frontière est ténue et à dire vrai, vaine : là n’est pas le sujet. À voir cette gestuelle plein d’à coups, de dextérité et osons-le dire, de grâce, on revoit d’abord Chaplin sur sa chaîne de montage. Sauf qu’ici c’est Chocapic, Cristalline et Géant Vert qui mènent la danse. Et qu’il ne s’agit plus de production mais de ce qui se trame en fin de chaîne - si bout du rouleau il y a. Les grands sacs jaunes sont déchirés manuellement, leur contenu épandu sur le tapis commun s’emballant à un rythme effréné.

Au fil du chemin de caoutchouc, chacun est à son poste pour dispatcher les matières : plastique, métal et carton rejoignent leurs bien-aimés caddies à la vitesse de la lumière.

Le film, silencieux, en cadrage serré, rend le geste lancinant, fascinant. Le machinal devient poétique, une transe du tri ponctuée de hasards et d’étonnements. Comme ces deux dames auscultant, pendant une pause technique de la mécanique infernale, un entrelacs de bijoux de pacotilles égarés dans un vieux sac à main, sous un silence abrupt. Intrigue, curiosité, recueillement devant la vacuité ? Dans un acquiescement entendu, au ronflement du moteur qui redémarre, tout finira par repartir à la benne. Il y aussi celui qu’on sent rompu à l’exercice, n’hésitant pas, devant ses collègues, à sauter à pieds joints dans le conduit métallique pour libérer de tout son poids un bouchon d’emballages. Face à la caméra, les regards sont amusés, désabusés, fatigués, ironiques parfois.

Vue de l'exposition « Ce qui ne se voit pas », groupe RADO

Ce qui ne se voit pas ici, ce n’est pas forcément ce qui advient de nos rebuts, ou la condition d’obscurs travailleurs de l’ombre - quoiqu’en Corrèze, le hangar de tri surplombe une verdoyante et lumineuse forêt – mais peut-être cette étrange et impalpable entente entre ces hommes et femmes, rouages indispensables des temps modernes. Un imperceptible accord entre la main, l’épaule, l’œil, ce juste écart entre les corps qui fait que ça roule. Et vite. Et bien.

Le sujet n’est probablement pas nouveau. Mais dans un centre d’art et du paysage, il surprend. Quel rapport avec le paysage ? Les aoûtiens égarés en quête de choc esthétique sur la route des vacances semblent surpris. Ici, pas de sculpture monumentale en granit, pas de tressages de brins d’herbe entre les arbres, pas de ponton métallique exalté visant l’horizon, pas de cadrage contemplatif sur une nature idéalisée. Le paysage est culturel, ou ne sera pas. Car que serait la Creuse sans l’exploitation forestière, les barrages hydrauliques, les multiples tentatives de rénovations - ou de novations - rurbaines ?

« Un paysage n’est pas un élément naturel de l’environnement mais un espace synthétique, un système artificiel d’espaces superposés à la surface de la Terre, fonctionnant, évoluant, non pas selon des lois naturelles mais pour servir une communauté. » [1]

Linographie collective, RADO

Ce qu’on mesure

Il semble que l’affirmation implicite de cette posture sous-tende l’ensemble de l’exposition. L’artiste Madeleine Bernardin Sabri a ainsi mené une enquête sur la gestion sylvicole du Plateau de Millevaches, s’associant aux habitants de la région pour produire un livret intitulé Rapport sur l’état de nos forêts – et leurs devenirs possibles. « Nous avons cherché à comprendre l’histoire humaine qui se cache sous des dehors faussement naturels du paysage, à déchiffrer les intérêts, les conceptions et les discours qui s’incarnent dans une ‘futaie régulière’ de Douglas, une coupe rase ou un puy recouvert  » [2].

« Forêt-machine », 2014 de Madeleine Bernardin Sabri

En résulte un travail photographique, accompagné d’énigmatiques cartes peintes sur verre, représentant la production de chaleur et d’électricité en Limousin ou la circulation de combustible. Les indications géographiques habituelles sont absentes, supplantées par les zones d’impact et les flux d’exploitations énergétiques de la région. Le territoire disparaît dans une alarmante translucidité, reconfiguré et réduit au pur produit de l’aménagement humain. Que reste-t-il du réel dans le diagramme, lorsque le calque de lecture absorbe et efface l’épaisseur du paysage ? À prendre la juste mesure de ce qui ne se voit pas, c’est parfois ce que l’on doit garder à l’œil qui disparaît à nos sens. « Il nous est apparu que notre plateau, prétendument si éloigné de tout, était traversé jusqu’en son cœur par la dynamique actuelle du capitalisme. » [3]

Aujourd’hui, plus de la moitié du volume de bois issu du plateau de Millevaches est transformé en pâte à papier dans une usine appartenant à l’ex-PDG de la célèbre banque d’affaires Goldman Sachs. Le rapport retrace l’évolution des relations entre paysans et exploitation forestière du plateau, de l’utilisation pastorale des landes communales au Moyen-Âge à l’agonie de la tradition du pâturage collectif, du reboisement paysan parcellaire en « timbre-poste » du début du XXe siècle aux plantations massives et industrielles de Douglas des Trente Glorieuses – la forêt devenant un nouveau « placement financier ». Peut-on encore parler d’espace naturel sur le Plateau ? Mais surtout, quel rôle incombe aux habitants ?

« Le territoire n’est plus fait pour ses habitants, ce sont ses habitants qui doivent s’adapter à sa nouvelle vocation, ou pour le dire autrement : les habitants sont encore tolérés, mais dans la mesure où ils contribuent à leur propre dépossession. » [4]

« Comment envisager de réembaucher des bûcherons quand on les a massivement remplacés par des abatteuses de vingt tonnes subventionnées à 40% par la région, dont les traites mensuelles s’échelonnent sur cinq ans ? » Les photographies, cartes et textes de l’exposition, toujours justes et mystérieux, suscitent l’interrogation. Face à de préoccupants constats, l’intrigue visuelle tient lieu d’appât. C’est face à des cartes aux légendes sibyllines, ou dans l’étrange tête-à-tête avec des photographies de paysages à première vue banales, mais qui s’éclairent progressivement d’indications latentes, que l’intérêt naît puis croît.

"Enfantillages outillés", RADO

Ce qu’on imagine

Tout comme ces dessins d’enfants à déchiffrer ou cette matrice géante de linogravure collective. Fanny Béguery et Adrien Malcor ont travaillé dans plusieurs écoles primaires de la vallée de la Dordogne, questionnant les enfants sur le fonctionnement de plusieurs machines, outils ou systèmes énergétiques. « Dessine-moi un barrage ». L’idée étant d’essayer de montrer le « comment ça marche » plutôt que le « à quoi ça sert ».

« Ce qu’un enfant ignore, le fonctionnement exact d’un barrage par exemple, il l’imagine.[…] Qu’est-ce qu’un enfant voit que nous ne voyons plus ?  ».

La série intitulée les « Enfantillages outillés » est en effet riche d’enseignement, accompagnée d’enregistrements du babil des auteurs tentant d’expliquer leurs dessins. Il faut parfois remonter aux sources de l’ingénierie… Autre instant déroutant : Marie Preston a filmé deux hommes, deux générations différentes, deux Corréziens en marge, en recherche d’autonomie énergétique totale. Où l’on aborde la spiritualité de la chaîne de tronçonneuse et la qualité nutritionnelle du ver de terre. D’autres travaux, toujours très hétéroclites, continuent ce voyage dans l’invisible du pays de Tulle. Florian Fouché s’est penché sur les « pendus de Tulle », dans une séquence photographique portant sur le massacre du 9 juin 1944. Un travail sur l’impression photographique elle-même donne à voir des images lacérées, éventrées, évoquant cet événement traumatique ayant vu 99 hommes suppliciés en plein cœur de la ville, dans le dénommé quartier des martyrs.

"Enfantillages outillés", RADO

L’écart entre tous ces sujets, ainsi que leurs moyens d’expressions, loin d’affaiblir la teneur d’une pratique commune, parvient à générer une forme riche et dense, un vallon surprenant plein de creux et de reliefs. Au fil de l’exposition et de ses surprises, n’éclipsant pas quelques déceptions, il apparaît qu’une telle production génère une forme d’hétérogénéité nécessaire à l’épaisseur d’un paysage artistique collectif. Rappelons que le groupe RADO se définit à travers la délicieuse prose de Fernand Deligny :

« Un radeau, vous savez comment c’est fait : il y a des troncs de bois reliés entre eux de manière assez lâche, si bien que lorsque s’abattent les montagnes d’eau, l’eau passe à travers les troncs écartés. […] Nous ne maintenons que ce qui du projet nous relie. Vous voyez par là l’importance primordiale des liens et du mode d’attache, et de la distance même que les troncs peuvent prendre entre eux. Il faut que le lien soit suffisamment lâche et qu’il ne lâche pas. » [5]

Cet en-commun d’une activité menée à plusieurs est, définitivement, riche de sens. Espérons que les courants drainant ce radeau-là lui soient cléments, pour qu’il continue de nous mener sur les rivages prometteurs de ce qu’on ne voit pas, descendant doucement vers le pays de ce qu’on va voir.


« Ce qui ne se voit pas », exposition du groupe RADO, île de Vassivière (Haute-Vienne/Creuse), Centre international d’art et du paysage, 6 juillet-2 novembre 2014.

[1John Brinckerhoff Jackson, À la découverte du paysage vernaculaire, Actes Sud, 2003, p.55.

[2Rapport sur l’état de nos forêts et leurs devenirs possibles par des habitants du plateau de Millevaches, novembre 2013.

[3Ibid.

[4Ibid.

[5Fernand Deligny, Le Croire et le Craindre, Stock, 1978 ; repris dans Œuvres, L’Arachnéen, 2007, p.1127.

Texte : Creative Commons, photographies © Malika Uhlen.

tweet partager sur Facebook


Vous aimerez aussi :