Elle brique c’est chic
Mode, ménage et modernité

Article écrit par Émilie Hammen et illustré par Marion Fayolle.

Dans les différents manuels d’élégance ou d’éducation ménagère dédiés aux femmes, de celui écrit par Mme Celnart en 1828 à Mme Proprette édité par ELLE en 1958, un discours se construit qui mêle injonction à l’élégance et optimisation des tâches ménagères. Au-delà de la construction d’une identité féminine moderne qui essaie de faire le grand écart entre le chic et la serpillère, certaines pièces du vêtement participent plus concrètement de cette image et témoignent d’une histoire qui se dessine entre débrouille et haute couture...

En 1827, Mme Celnart publie la première édition d’un manuel à l’usage des jeunes demoiselles que les rééditions successives érigeront en classique du genre. On y discerne, au début d’un siècle qui consacre l’industrialisation et son corolaire, la bourgeoisie, le quotidien des femmes pour des décennies à venir. Les travaux d’aiguilles dominent largement le propos, la majorité des chapitres y sont ainsi consacrés. Se succèdent l’art de la couturière, l’art de la broderie, celui du tricot, de la dentelle, de la tapisserie ou encore les ouvrages en perles. Mais l’ouvrage s’achève sur la maîtrise de savoirs faire tout aussi constitutifs de l’identité féminine : le blanchissage des différentes étoffes des vêtements et des « objets délicats » du quotidien et surtout « l’art d’enlever des tâches ». Broder, tisser mais aussi nettoyer, raccommoder : ces corvées s’inculquent, comme une forme d’éducation pour le sexe faible – la patience, la précision et la rigueur qu’elles requièrent assurent les qualités morales de la jeune fille.

R. Parker, The Subversive Stitch : Embroidery and the Making of the Feminine, Londres, Women’s Press, 1984 [trad. de l’auteur].

« La manière dont la broderie signifie à la fois le confinement et la soumission est cruciale pour comprendre la relation des femmes à cet art. La broderie a été pour les femmes à la fois source de plaisir et de pouvoir tout en étant indissociablement liée à leur impuissance. »

explique Roszika Parker, historienne féministe anglaise qui consacre ses travaux à ceux du genre féminin, dont elle souligne le mépris au sein des hiérarchies artistiques. Ainsi, de Pénélope patientant, une navette de tapisserie en main, jusqu’au retour d’Ulysse, aux brodeuses des intérieurs de l’âge d’or hollandais représentées par Vermeer (1669) ou Capsar Netscher (1662), la production des étoffes textiles et les images de concentration déterminée, d’humilité et de retenue qu’elle véhicule disent tout le caractère besogneux des activités que l’on réserve aux femmes.

Se dorer pour être adorée

C’est dans la sphère domestique que celles-ci n’auront de cesse de s’illustrer à mesure que le monde politique et public d’un XIXe siècle capitaliste consacre l’homme comme décideur et la femme comme bibelot, exclusivement confiné dans les sphères de l’intime. Se vêtir, organiser et entretenir son intérieur ne relève dès lors plus d’un passe-temps aristocratique mais d’un impératif quotidien, et plus radicalement encore d’une seule manière d’exister. Selon son rang et sa fortune, le salon d’une femme bourgeoise, centre névralgique d’une existence toute intériorisée, est un lieu de mondanités stimulantes tout comme un espace à dépoussiérer et faire briller. Le travail qui détermine la psychè féminine se situe précisément là : inutile et sans voix dans le monde démocratique en train de s’échafauder, la femme au foyer représente la clé de voûte d’une société bourgeoise.

C. Baudelaire, « Éloge du maquillage », Le Peintre de la vie moderne, 1863.

Si le poète Charles Baudelaire compte sans doute parmi les premiers littérateurs à mettre en vers la faculté de la femme à incarner la mode – « idole elle doit se dorer pour être adorée » souligne-t-il – peu de critiques d’art s’émeuvent du potentiel poétique, de la puissance d’évocation d’une femme toute concentrée à briquer son parquet. Il faut la fibre réaliste d’Edgar Degas et de ses acolytes naturalistes pour s’attacher à saisir une femme en train de faire le ménage : La repasseuse (1878) a le teint tout aussi pâle et délicat que les linges blancs qu’elle travaille à force de vapeur et de poigne sur son fer en fonte, mais on assiste là plus à un regard porté sur les logiques de classes à l’œuvre dans un siècle qui fait aussi émerger la condition prolétaire.

Ainsi donc, mode et ménage sont-ils même conciliables ? Ce sont en tout cas deux impératifs formulés à la femme bourgeoise que la modernité façonne : de la petite employée de commerce à l’élégante fortunée, ces deux préoccupations s’imposent comme les deux pôles structurants de l’identité féminine.

Voir E. Goffmann, La mise en scène de la vie quotidienne, 1959.

Se parer, pour se présenter, soigner sa « façade » comme le suggère le sociologue Erving Goffman, à force de coiffure, maquillage et robes dans le ton, va de pair avec l’attention portée à son intérieur, écrin et toile de fond de cette représentation.

Les exemples abondent qui soulignent la porosité entre la femme et le mobilier : jusqu’aux différentes initiatives, a priori réformistes, de Van de Velde ou de Frank Lloyd Wright qui composent poignées de portes, chaises et robes d’intérieur pour une femme qui fait résolument bien partie du décor.

Ingéniosités domestiques

Le confinement féminin dans la sphère domestique invite à considérer certains croisements singuliers, des zones d’échange parfois fortuites entre ces différentes tâches auxquelles il est attendu que les demoiselles se consacrent. Le style tapissier qui utilise soieries épaisses et galons de passementerie pour agrémenter robes à tournures fin-de-siècle constitue un séduisant précédent pour le détournement de matériaux présents dans l’intérieur bourgeois à des fins vestimentaires.

Marion Fayolle - recyclage

Mais c’est sans surprise quand les moyens se raréfient que l’ingéniosité se manifeste et que les ruses de la femme au foyer peuvent même devenir l’objet d’une fierté nationale. Très courants durant la Grande Dépression, dans l’Amérique des années 1930, les vêtements en sacs de farine (flour sack dress) permettent d’imaginer sans peine la ménagère frugale et inventive contrainte de vêtir l’ensemble des membres de sa famille avec les moyens du bord. Les contenants en cotonnade imprimée donnent lieu dans un premier temps à des robes et chemises aux jeux de placements typographiques percutants – qualité du grain, origine du blé ou nom du moulin construisent d’étonnantes compositions au grès des pinces et découpes – avant que les fabricants ne jouent le jeu et conditionnent leurs marchandises dans des toiles fleuries.

Nettoyer, raccommoder, transformer, la ménagère orchestre les cycles de vie des étoffes et objets qu’elle nettoie quotidiennement.

Des crazy quilts faits de morceaux de textiles éparses aux boules de teinture bleue utilisées pour sur-teindre des draps trop usés en vêtements indigo, la maîtrise de l’encaustique s’accompagne immanquablement de celle des créations couturières.


Panoplies ménagères

« Madame Proprette s’habille d’une blouse enveloppante, elle porte une paire de gants de caoutchouc, un foulard sur la tête et elle met des chaussures souples à talons plats. »

A. Fabre, Madame Proprette, votre maison toujours nette, Paris, Fayard, 1958, p.4.

Si la ménagère coud, brode et repasse la garde-robe familiale, elle n’en néglige pas pour autant la sienne. Les représentations picturales mais aussi littéraires de la femme au foyer forgent un idéal complexe : à la morale domestique bourgeoise qui suppose organisation, frugalité et efficacité au travail correspond une esthétique féminine somme toute assez contradictoire. Il faut savoir brosser vigoureusement, lustrer à n’en plus finir, et dans le même temps incarner un canon de beauté à l’oisiveté toute aristocratique ; il faut savoir coudre, briquer, dépoussiérer mais être perçue comme créature évanescente.

Les profils racés que les couvertures illustrées de Good Housekeeping, journal américain de la ménagère, font défiler au passage du siècle n’ont rien à envier aux Gibson girls : allure athlétique et élancée, résolument élégante, cet archétype idéalisé de la beauté féminine s’affiche avec bocaux de conserve et chiffons à la main Cet alliage impossible, cette image forgée par la presse féminine notamment qui suppose d’assimiler l’allure et la parure des maîtres aux tâches des domestiques, deux réalités hermétiquement séparées dans ses usages traditionnels, n’aura de cesse de s’accentuer à mesure que le XXe siècle se déroule. Il faut considérer un ensemble de facteurs qui dotent la classe moyenne d’un pouvoir d’achat plus accru et d’aspirations sociales en conséquence, pour comprendre cette conjoncture nouvelle qui articule ménage et élégances : à mesure que le vêtement s’industrialise, à mesure que les rayons des magasins de confection, des Galeries Lafayette à Prisunic, alignent les vêtements prêts à être portés, le Salon des Arts ménagers déploie ses propres merveilles. C’est que le progrès technique et la mécanisation investissent et redéfinissent également ces deux sphères domestiques.

Mlle Masson, La petite ménagère à la ville, notions usuelles d’économie domestique, Paris, Librairie E. Vitte, 1902, p. 196. La question des patrons est très intéressante pour comprendre l’infiltration de la mode dans les classes moyennes et populaires, de Paris jusqu’aux campagnes. Le magazine Modes & Travaux en est un acteur incontournable à partir de 1919 notamment. Voir S. Roy, « Le patron, outil de démocratisation de la mode », Les années 50, la mode en France, 1947-1957, Paris, Paris-Musées, 2014, p.178-179.

En 1902, La petite ménagère à la ville dispense ainsi ses « notions usuelles d’économie domestique » pour l’apprentie maîtresse de maison en expliquant les mélanges de sel, d’oseille et d’eau bouillante pour faire partir les tâches, de cristaux de soude et d’huile de coude pour faire briller les parquets, puis indique les rudiments de la couture : la coupe d’une chemise d’homme, d’un tablier à bavette ou d’un jupon de femme. « Là, pas besoin de patron » précise même avec aplomb l’ouvrage qui donne de sommaires indications pour couper quelques lés de tissus en droit fil puis en biais afin d’obtenir cette dernière pièce.

À partir de tissus au mètre et de produits de première nécessité, tous les besoins de la maison sont couverts et c’est à l’ingéniosité et l’habileté de la ménagère que l’on doit la propreté du logis et les formes vestimentaires de ses occupants.

Quelques décennies plus tard, la lectrice du magazine ELLE tranche singulièrement avec son aînée : les quelques couvertures que l’hebdomadaire féminin consacre au Salon des Arts ménagers à partir du milieu des années 1950 mettent en scène une jeune femme qui accomplit les deux injonctions propres au genre : l’efficacité domestique se lit dans les talons plats, la jupe tablier et le fichu habilement noué sur la tête du modèle de février 1953, mais la pose adoptée, la silhouette élancée et les ongles laqués de rouge répondent aux canons de la photographie de mode de la période.

Fondé par Hélène Lazareff en 1945, le journal ELLE occupe une place singulière dans l’histoire de la mode française. Il est le premier à défendre, au pays de la haute couture triomphante, l’attrait esthétique et démocratique du prêt-à-porter. C’est une femme moderne qui s’émancipe progressivement des travaux d’aiguilles pour consommer une mode devenue plus abordable par l’abaissement des coûts de productions sans sacrifier au style. La journaliste Claude Brouet inaugure une rubrique dédiée dès 1953 au sein du journal alors que les grands créateurs de Paris rechignent encore à en saisir toute la pertinence. Sa collègue Annie Fabre entame au même moment ses chroniques du Salon des Arts Ménagers qui dès le début des années 1920, vantent les produits électro-ménagers, ces « bons génies de la vie domestiques » qui doivent en faciliter la gestion. Lessiveuses et frigidaires partagent dès lors les couvertures en couleur du journal avec les mannequins aux silhouettes encore marquées par le New Look d’après-guerre. Corsages en organdi, tailles cintrées et jupes corolles rivalisent ainsi avec les compartiments congélations, Tupperware et bacs à glaçons d’un réfrigérateur bien éclairé.

A. Fabre, op. cit., p. 157.

« La vie, aujourd’hui, est exigeante ; elle demande à la femme actuelle d’être un étrange phénomène. À la fois ménagère, cuisinière et couturière, elle doit aussi être mère, puéricultrice, éducatrice, et peut-être chauffeur, ou mécanicienne et, en même temps, belle, élégante, cultivée… » s’inquiète les plumes de la série de manuels ELLE Encyclopédie. « Comme répondre à cette exigence ? Comment être tout cela à la fois ? Comment être parfaite ? »

En pleine ascension des Trente Glorieuses, la réponse à ces questions existentielles est toute trouvée – il n’est rien que la consommation ne puisse résoudre du robot mixer à la robe imprimée.

Illustrations : © Marion Fayolle - Couvertures d'ELLE : Diktats

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