Felipe Ribon : le genre des objets

Propos recueillis le 19 avril 2013 par Tony Côme

Né en 1981, Felipe Ribon a étudié à l’École des Mines avant d’intégrer l’ENSCI dont il est sorti diplômé en 2008. Il a obtenu le Grand Prix Design de la Ville de Paris en 2009, ainsi que le prix du public à la Villa Noailles avec son projet « une autre salle de bain ». En 2012, il a été le lauréat du prix Audi talent Awards qui lui a permis de développer un projet sur l’hypnose. Aujourd’hui, il vient d’intégrer la Villa Médicis.

Strabic : Vous venez d’arriver à la Villa. Quelles sont vos premières impressions ?

Felipe Ribon : Cette nouvelle expérience m’enthousiasme vraiment. L’ambiance générale est très bonne, bien que l’on soit encore dans une phase de transition.

Beaucoup de choses se passent en même temps, la Villa est en pleine effervescence. Des résidents s’installent avec toute leur famille et leurs enfants. Chacun prend le temps d’intégrer son logement, d’adapter son atelier. On découvre ce qu’il est possible de faire ou non. On est encore dans une temporalité un peu à part. Mais les équipes de la Villa sont très accueillantes et incroyablement efficaces !

Comment les résidents sont-ils répartis dans la Villa ? Et vous, où vous êtes-vous installé ?

Les logements, tous très différents, sont remarquables. Leur répartition se fait en fonction des besoins, des projets et des affinités de chacun. Certains logements sont équipés d’un piano pour les musiciens, d’autres ont des chambres pour les enfants. Moi, j’habite dans la Villa même, « Chambre 24 ». En réalité, c’est bien plus qu’une chambre. Quand on est designer ou artiste, le lieu que l’on habite a une vraie importance. Ici, il doit y avoir huit mètres sous plafond, c’est très central et très lumineux. J’ai fait enlever un maximum de meubles pour avoir l’esprit libre. Cet espace correspond très bien aux projets que je veux développer ici.

Quels projets avez-vous justement soumis lors de votre candidature ?
Comment s’est passé l’oral d’admission ?

Je me suis inscrit en tant que designer – car on peut choisir sa catégorie. Nous devions être quarante présélectionnés. J’étais le dernier à passer à l’oral, sans le savoir. D’ailleurs, du type de dossier qu’il faut rendre aux types de logements qu’il existe à Rome, tout reste longtemps assez mystérieux voire mystique.

Personnellement, j’ai présenté un dossier très simple, juste un texte expliquant mes intentions, sans photo ni croquis.

L’oral n’a pas duré plus de dix minutes – ils étaient très en retard. J’ai postulé avec un projet de recherche intitulé : « Le genre des objets ». Comment aborder l’hypothèse d’une relation entre ces deux entités, genre et objets ?

Peut-on considérer que les objets ont un genre ? Qu’est-ce qu’un objet masculin ? Un objet féminin ? Quelle est l’emprise du designer dans cette construction ?

Ce sont les questions que je veux me poser ici, à Rome.

Dans d’autres disciplines – la mode ou l’art –, la frontière entre le féminin et le masculin a déjà souvent été travaillée, transgressée ou bouleversée. En design d’objet, ces questions doivent encore se poser. Certes, un homme se dirige vers certains types de montres, une femme vers d’autres modèles. Mais, dès que l’on parle d’une chaise, d’un fauteuil, d’une lampe, d’une moto, d’une voiture, ça devient plus compliqué.

La chaise Vegetal des frères Bouroullec et la Chair One de Konstantin Grcic sont par exemple deux chaises très proches, très contemporaines, qui répondent plus ou moins aux mêmes attentes mais, pour moi, au final, l’une est clairement féminine, l’autre clairement masculine. Pourquoi ?

Lors de la conception de ces objets, le designer doit-il se poser ces questions de genre ? S’agit-il seulement de questions de formes, de tailles, de proportions et de matériaux ? Certaines fonctions ne sont-elles pas déjà en elles-mêmes attribuées à un genre spécifique ? C’est cette réflexion que j’ai proposée à la Villa.

Je cherche à savoir si ces questions de genre font sens dans tous les domaines et ce à quoi elles renvoient plus particulièrement ici, en Italie. En Italie, à mes yeux en tout cas, la frontière entre ce qui est masculin et ce qui est féminin semble très marquée. Plus on descend vers le sud, plus on est latin (plus on se rapproche du Vatican aussi !), plus il est important qu’un homme soit un homme, bien masculin, avec toute l’imagerie associée. Idem pour la femme. La culture dans laquelle se place l’objet étudié est très importante. Je veux donc me restreindre au design italien, à ses figures incontournables du XXe siècle, comme la Vespa par exemple. Je veux d’abord les analyser à travers le filtre du genre et ensuite en tirer une sorte de dictionnaire ou du moins un certain nombre de règles.

Tout ce qui touche au genre implique règle et norme, et peut être codifié. C’est ce type de codifications qui m’intéressent en tant que designer. Celles-ci permettent de mieux comprendre les évolutions de la société et peut-être aussi de jouer avec. Si j’ai le temps, je vais essayer de faire une proposition (ou une contre-proposition) plus concrète.

Dans quelle mesure la Villa vous permettra-t-elle de répondre à ces problématiques ?

La Villa est devenue un vrai lieu de recherche. L’époque où l’artiste – je suis un peu littéral – faisait du bruit et de la poussière dans un atelier de travail, me semble révolue. Aujourd’hui, j’ai l’impression, et cela est cohérent avec l’époque dans laquelle on vit, que le travail qu’on peut réaliser ici est de plus en plus « virtuel ».

Dans mon atelier, il n’y a absolument aucune trace de peinture, aucune poussière.

La Villa est un espace qui permet d’alterner très facilement et très rapidement des moments de méditation et des moments d’échange et de rencontre, des sessions de travail et des rêveries. Et puis, le personnel de la Villa est toujours là, à l’écoute, pour que nous ayons à notre disposition tout ce dont nous avons besoin, pour chercher avec nous des solutions ou des alternatives à nos problèmes.

Voyez-vous cette résidence comme un moment immersif, l’occasion d’une relative isolation ? Ou comptez-vous faire des voyages fréquents en France ?

En ce moment, je suis obligé de faire des allers-retours entre la France et l’Italie. Depuis longtemps, je connais mes dates de résidence, je savais que je devais partir fin avril, mais malheureusement – ou heureusement – j’ai encore des projets en cours. Il y a forcément un temps de transition entre les projets amorcés à Paris ou ailleurs et les projets qui doivent démarrer à Rome. Je suis actuellement en train de finaliser deux projets à Paris : la scénographie de l’exposition Momentané des frères Bouroullec et une exposition personnelle à l’Institut néerlandais (organisée à l’occasion des Designer’s Days, du 5 au 8 juin prochains).

Qu’allez-vous y montrer ?

Un système d’objets développés sous hypnose. Je me suis demandé si, à la multitude de fonctions qui existent aujourd’hui dans l’habitat, on pouvait en ajouter une autre : s’hypnotiser. Tout comme on peut se laver, travailler, manger, pourquoi ne pas pouvoir également s’hypnotiser ? Je vous passe les vertus et l’intérêt que cela peut avoir.

Dans un premier temps, j’ai cherché à savoir si certains objets déjà présents dans la maison pouvaient induire cette hypnose, s’ils pouvaient ou non susciter la transe hypnotique. Ensuite, je me suis servi de l’hypnose comme d’un véritable outil de création. J’ai dessiné une série d’objets lors de différentes expériences que j’ai moi-même faites sous hypnose.

Séance # 04 - objectif : recherche de canapé - durée : 20 min

J’aurais voulu que tout s’arrête le 10 avril pour me consacrer pleinement au projet de la Villa. Mais un ou deux mois de transition seront nécessaires. Je ne suis pas le seul dans ce cas. On ne peut pas tout arrêter d’un coup. On a tout de même dû signer une lettre attestant sur l’honneur que nous ne recevons pas de salaire parallèle et garantissant par là notre engagement à la Villa.

Quel lien faites-vous entre le projet présenté pour la Villa et le reste de votre travail : les projets développés autour de l’hygiène (Another Bathroom) ou de la récupération des os bovins (S.OS) par exemple ?

C’est une bonne question, une question piège. Je pensais qu’on allait me la poser lors du jury d’admission mais non. En effet, quand on regarde tous mes projets, on ne trouve pas immédiatement d’élément unificateur. Il me semble pourtant qu’il y en a un : la problématique de la normalité. C’est quelque chose qui m’obsède. Qu’est-ce qui est normal ? Quand est-ce qu’une chose devient normale, pourquoi et pour combien de temps ? Je trouve que tout est trop normalisé sans que l’on se pose assez de questions. Telle norme est-elle toujours d’actualité ? Faut-il la contester ?

Another Bathroom, 2008

À travers mes projets de salles de bain, je pose la question du dérèglement : quand on se douche, on a tous les mêmes comportements, mais ne pourrait-on pas imaginer d’autres façons de se laver en prenant en compte les contraintes d’aujourd’hui, l’environnement, le manque d’espace, etc. ?

Mon travail sur la matière osseuse soulevait une problématique similaire. Aujourd’hui tout est en plastique. D’accord, dans les années 1960, c’était vraiment la solution idéale. Mais, soixante ans plus tard ou presque, faut-il continuer à croire que le plastique doit être partout ? Je proposais donc de remettre en question, dans la fabrication de certains types d’objets, cette normalité du plastique.

S.OS - Disposable Food Instruments

Enfin, l’hypnose, comme vous l’imaginez, est un état second. Ce n’est ni le sommeil ni l’éveil. C’est un entre-deux. C’est un état qui là encore questionne la normalité. Idem avec le genre des objets, ça va de soi. Oui, le fil conducteur, c’est bien cette question de la norme et de ma position par rapport à elle. Du coup, c’est vrai que je n’ai pas une approche classique du design. Mes questions sont rarement d’ordre technique, peut-être par refoulement d’ailleurs, car je suis ingénieur à l’origine !

texte : creative commons - images : © Felipe Ribon (sauf chaises)

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