Kroll, Bouchain, etc
Des architectes habités

Écrit par Margaux Vigne, photographies Martin ARGYROGLO pour le lieu unique, Sophie Ricard et Tony Côme.

Le Lieu unique, scène nationale, n’est pas habitué aux expositions d’architecture. Exception faite ici, à la grâce de l’architecte de la transformation du bâtiment nantais (anciennes biscuiteries LU) en lieu culturel. Patrick Bouchain, aujourd’hui omniprésent pour qui s’intéresse à l’architecture autrement au sens large, y propose jusqu’au 1er décembre une exposition et un ouvrage monographique sur l’architecte belge Lucien Kroll, un de ses principaux maîtres à penser, inspirateur d’une démarche humaine et ouverte qui fait aujourd’hui des émules. Cette dimension de filiation et de transmission est à l’origine de cette exposition, qui réunit trois générations d’architectes. Retours sur « Simone et Lucien Kroll, une architecture habitée ».

Exposition + monographie

Dans l’espace d’exposition du LU, de grands panneaux de bois construisent un parcours non directif, fait d’ouvertures et de resserrements, d’espaces publics et d’autres plus intimes. Ils sont recouverts de fonds colorés sur lesquels sont tout simplement punaisées des reproductions de plans, de dessins, de photos, rythmées par les nombreuses citations de Lucien Kroll. Cette scénographie « déprofessionnalisée » (terme de Kroll lui-même à propos de ses maquettes de travail), parsemée ça et là de pommes à croquer, de chaises ou de fauteuils où s’installer, est amène, accueillante et chaleureuse, à l’image de l’architecture du couple Kroll.
Le catalogue est un bel ouvrage, richement illustré de photographies pleine page des bâtiments, en chantiers, réalisés ou habités. Pour le reste, c’est la diversité des moyens graphiques mobilisés qui surprend. Loin des actuels plans/coupes/élévations normalisés ou des vues 3D montrant des bâtiments toujours plus blancs et transparents peuplés d’arbres trop verts et d’enfants trop souriants, les dessins de Kroll rendent présents à la fois le processus de recherche et la matérialité de son architecture. Il parle lui-même à ce sujet d’images « imparfaites », évitant ainsi tout « chantage à l’admiration ». Il faut d’autre part s’attarder sur les nombreuses maquettes qu’il utilisait (reconstituées à l’occasion de l’exposition), comme objets de travail et de partage du projet.

L’exposition et la monographie sont en réalité deux déclinaisons d’un même objet, présentant une unité de forme et de fond. On aurait pu attendre du catalogue qu’il offre ce qui peut manquer dans l’expo : plus d’approfondissement sur les projets, notamment sur les méthodes de dialogue avec les habitants, la maîtrise d’ouvrage et les constructeurs, ce qui nous éclairerait sur le point d’achoppement récurrent de ce genre d’aventures, à savoir comment concrètement mener à bien (et au bout) des projets aussi novateurs dans leur démarche.
Cependant, l’exposition se caractérise par son effort d’accessibilité, faisant le travail indispensable de sensibiliser le grand public aux pratiques alternatives, ce qui est peut-être le plus important. Le tour de force et l’intérêt principal de ce travail est d’avoir réussi à intriquer et montrer la cohérence de ce qui est souvent considéré séparément : écrits et concepts d’une part, réalisations et méthodes de l’autre.

Des convictions aux projets

Pour ce faire, l’exposition et l’ouvrage sont donc organisés selon deux principes : douze projets (réalisés ou non, entre 1952 et 1998, en Belgique, en France, aux Pays-Bas ou en Allemagne) de l’atelier Kroll sont présentés, mais ce déroulé relativement chronologique est traversé par des mots-clés (banal, écologie, vicinitude, paysage, complexité, incrémentalisme), concepts structurant et éclairant la lecture des projets.
Kroll est peu connu en France, où l’on est souvent plus sensible à ses écrits qu’à ses réalisations. Il écrit en effet beaucoup, livres, articles, morceaux de pensée sans cesse repris et remaniés, qui constituent, à l’image de ce qu’en offrent l’exposition et le livre, des fragments disséminés ça et là, en relation les uns avec les autres et avec les projets. D’un autre côté, ses bâtiments ne plaisent que rarement aux architectes : trop négociés, trop bricolés, trop fragmentés, leur esthétique banale, populaire et post-moderniste est loin de faire l’unanimité. Et il se dit trop « an-architecte » pour être apprécié de ses pairs, par exemple lorsqu’il énonce que l’architecte ne devrait pas chercher à inventer, mais seulement à être à l’écoute de la complexité :

L’architecte principal du projet se pose ainsi en expert attentif qui prépare un dispositif vivant et ouvert et qui agit davantage comme un guide - un chef d’orchestre.

Une architecture habitée

Commençons par la controversée Mémé, fameux projet qui a érigé Kroll en pape et pionnier de la participation habitante, sans attendre que celle-ci devienne inscrite dans les cahiers des charges. Répondant à la demande d’un groupe d’étudiants en médecine, il construit avec eux une partie du campus de l’université catholique de Louvain, faisant « de la culture étudiante son véritable maître d’ouvrage ». Kroll considère effectivement la participation des habitants comme une évidence : « il est irrationnel d’imposer des éléments identiques à des habitants divers. Cela les rend identiques, amorphes ou révoltés ». De plus, la participation doit selon lui aller au-delà de la conception et de la réalisation du bâtiment puisqu’elle concerne aussi l’appropriation, la modification, l’amélioration progressive des logements par les habitants eux-mêmes.

Incrémentalisme et complexité

Kroll a construit au fil des projets sa démarche, qu’il dit incrémentale (terme venant de l’advocacy planning), définissant cela comme la « façon désorganisée de s’en sortir », comme une forme de « suivi réactif » du projet en train de se faire. Mais il s’est aussi frotté à deux des tendances lourdes de son époque, à savoir les grands ensembles et les villes nouvelles, et ceci notamment en France. Cela peut étonner puisqu’on le sait farouche critique d’une architecture qu’il dit « de forme moderne, mais dépassée et passéiste » - « Le plan Voisin est soit une plaisanterie soit un crime. ». Il exprimera toujours son désaccord profond avec ces processus d’aménagements créant des villes ex nihilo, avec cette conception militarisée de l’espace urbain ou avec la fabrication de logements de masse de manière industrielle. Cependant, plutôt que d’ignorer ces phénomènes, et en se disant qu’il existe toujours une autre solution que de détruire des quartiers malgré tout appropriés par leurs habitants, il s’y attaque à sa manière, c’est-à-dire en les subvertissant et en essayant de faire autrement.

Suivant son credo « Pas d’habitants, pas de plans ! », il réussira, aux Vignes blanches par exemple, à travailler avec les futurs habitants, cherchant en amont à déjà construire des relations humaines de quartier, de voisinage, ou, comme il le dit, une vicinitude.

Ou encore à Hellersdorf, où, tel le médecin qu’il a failli être, il essaiera de soigner les lieux, et proposera, après un long travail avec les habitants et les autres partenaires, une liste d’interventions ponctuelles d’amélioration, une architecture homéopathique : un balcon, un ascenseur, un jardin en pied d’immeuble, un auvent à l’entrée, une boutique en rez-de-chaussée, une coursive, une extension sur le toit, une intervention artistique en façade… Malheureusement, la plupart des projets et propositions de Kroll sur les grands ensembles, regroupés dans l’exposition sous le titre « Les invendus » n’iront pas jusqu’à la réalisation.

Écologie et paysage

Enfin, l’un des projets les plus récents montre à quel point Kroll a été précurseur et réactif face à la rapide transformation de la société. En 1997, il construit un lycée technique répondant aux normes HQE (Haute qualité environnementale) à Caudry. Rappelant que l’écologie ne doit pas se réduire à une norme - « Comme la démocratie, on n’impose pas l’écologie par décret », il fera preuve d’ironie, disant à propos du HQE : « Une merveille ! Tout ce que j’ai rêvé de réaliser depuis vingt ans, me voici contraint de le faire sous peine de poursuites ! ». En effet, pour Kroll l’écologie est un concept fondamental, englobant, dont il emprunte la définition comme science des relations à Ernst Haeckel. Thierry Paquot, qui signe la préface, écrit à ce propos :

L’architecture, l’urbanisme et le paysage deviennent écologiques lorsqu’ils préfèrent les relations aux résultats.

Il est donc question d’une écologie qui touche bien sûr au végétal mais aussi à l’architecture, aux processus et aux relations humaines.

Simone, jardinière

Simone et Lucien Kroll : point de galanterie dans ce titre mais la volonté de mettre en lumière l’influence de Simone, sa femme, qui a accompagné la production et la pensée de Lucien tout au long de leur vie. Sa présence se matérialise par des images des deux jardins qu’elle a réalisés pour les festivals des jardins de Chaumont-sur-Loire, mais surtout par un jardin vivrier réalisé avec la ville de Nantes et les habitants devant le LU en amont de l’exposition. Au-delà de cette apparition bienvenue, on aurait tout de même bien aimé en apprendre plus sur ce qu’elle a pu apporter ou infléchir par sa démarche dans les projets de Lucien.

Une exposition habitée : l’appartement témoin

Projet dans le projet, Patrick Bouchain rejoue l’expérience de la MÉTA-Villa, installation habitée qu’il avait construite, occupée et animée avec le collectif Exyzt lors de la Biennale de Venise en 2006. Le collectif ETC a ici été convié à construire un appartement témoin, pièce dans la pièce, lieu à vivre pour une exposition habitée. Ils ont ensuite à leur tour invité différents collectifs nantais (architectes, graphistes, paysagistes...) à investir à tour de rôle le lieu, à l’habiter et à y déployer une proposition de leur choix.

L’objectif est triple. D’abord obtenir un lieu habité, et ainsi voir au sein de l’espace d’exposition des gens en train de travailler, de manger, de faire une sieste ou de bavarder dans un canapé. Ensuite accueillir ces jeunes groupes d’architectes, leurs pratiques et leurs expérimentations, et donc les rendre publiques, en les exposant ainsi en actes au visiteur. Enfin, la dernière dimension est de montrer, in situ et échelle 1, les principes de mutabilité des logements chers à Lucien Kroll, reprenant le travail de John Habraken (le « Darwin de l’architecture ») sur le SAR (Stichting Architecten Research). Ce principe est utilisé dans l’appartement témoin : il s’agit d’une trame constructive régulière qui permet de modifier les logements, jusqu’à bouger les murs si nécessaire. À partir du plan d’un appartement réellement conçu et construit par Kroll, le collectif ETC a reproduit la structure de cet appartement en carton, différenciant, comme dans la réalité, les parois porteuses (donc fixes) et les cloisons servant à séparer les espaces (donc potentiellement mobiles).

Cette coquille, vide au départ, peut ainsi au fil des semaines évoluer et progressivement devenir habitée, de meubles, d’objets, d’images, de personnes différentes.

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Il fallait un tel événement pour donner à voir les réalisations et les écrits de Lucien Kroll, et, à travers lui, trouver et construire un ancrage historique qui rend lisible et accessible une sorte d’architecture souvent mal comprise. Patrick Bouchain amène ainsi le public, expert ou profane, vers des démarches originales comme celles des Kroll. Malgré sa grande exposition médiatique, il garde intacte une force à la fois fédératrice et mobilisatrice parmi les architectes et d’une grande capacité d’ouverture au grand public et à des domaines annexes à l’architecture. Dans une dynamique d’accueil et de poursuite, Patrick Bouchain invite ici de jeunes architectes à prendre leur place au sein de l’exposition aux côtés des figures que peuvent constituer les Kroll, et à y mener leurs propres expérimentations.

L’enseignement des Kroll est très actuel, et donne rétrospectivement un regard ouvert, engagé et non normatif sur ces deux tendances que sont la participation habitante et l’écologie aujourd’hui. On sort de la visite de l’exposition et de la lecture du livre avec l’envie d’aller voir les projets en vrai et de relire Lucien Kroll, en particulier Tout est paysage. Et c’est surtout un plaisir avéré et une grande chance de pouvoir entendre Lucien Kroll s’exprimer en public.

L’essentiel est dans l’accord - au sens musical du terme- qu’il leur faut trouver entre leurs idéaux et leurs manières d’être au monde et à autrui
 [1]

« Simone et Lucien Kroll, une architecture habitée », au Lieu unique à Nantes jusqu’au 1er décembre 2013. Commissariat et scénographie : Patrick Bouchain, assisté d’Édith Hallauer, avec Dato Tarielashvili, Agnès Dahan, Corentin Perrichot, Éponine Hansen, Sophie Ricard et le collectif ETC.

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Pour aller plus loin :

[1Thierry Paquot.

Texte : Creative Commons, photographies © Martin ARGYROGLO pour le lieu unique sauf photo 3 © Sophie Ricard, et portfolio © Tony Côme.

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