La bonne conduite
Du Bataïsme comme projet humaniste

Article écrit par Sophie Suma.

« Nous sommes fiers et nous nous sentons des forces nouvelles pour la lutte et le travail qui nous attendent, quand nous pouvons constater que notre entreprise apporte une recrudescence d’activité à ce coin de terre de Lorraine et que son essor nouveau finit par influencer favorablement le développement des conditions d’existence et les rapports sociaux entre les individus, tout en augmentant leur niveau intellectuel et moral. »

Citation en exergue : première page du manuel Jeunesse au travail. Préfacé par Robert Vogt, Ouvrage d’orientation professionnel édité par les usines Bata, 1937.

Dès la préface de Jeunesse au travail, publié en 1937, Robert Vogt, alors directeur des usines françaises Bata, donne le ton. Il est question de servir la mémoire de Tomáš Baťa. Dès la première page, on peut lire le dévouement qu’il faut embrasser pour suivre la cause. Les dirigeants sont convaincus que le Bataïsme – néologisme employé pour qualifier l’idéologie du système créé par Tomáš Baťa – est un atout majeur et comptent bien, en utilisant ces mots et cette doctrine, changer les habitudes des individus qu’ils recrutent dans l’entreprise.

Au fil des pages, des règles très strictes sont dictées, lesquelles peuvent être interprétées de différentes façons. Le travail bien fait est porté par une rigueur dans la réalisation des tâches accomplies, la formation et l’apprentissage d’un métier ne peuvent aboutir que par un désir sérieux de suivre le modèle de l’entreprise et enfin, le jeune en formation – issu des zones rurales et alentours – doit accepter d’être coupé de sa famille pour ainsi s’adonner à une immersion totale dans la vie de l’usine. Comme le veut la doxa moderniste et progressiste voulant améliorer le monde, c’est par la force de persuasion que ce changement est opéré.

Vous avez dit Bataïsme ?

Alain Gatti, Chausser les hommes qui vont pieds nus, Metz : Éditions Serpentine, 2004, p. 414.

Selon Alain Gatti, aucune des recherches faites ne donne la preuve exacte que Tomáš Baťa se soit officiellement rallié à un concept ou à une figure politique et économique spécifiques, cependant, plusieurs influences ont bien été relevées. En 1930, lors d’une conférence à Zlín, Tomáš Baťa explique que le Système Bata est une création sur mesure qui « devra rendre service à l’humanité ». Cette création est certainement issue de différentes observations réalistes dans son domaine d’expertise : la fabrication mais aussi la vente de chaussures. Tomáš Baťa s’est vite imaginé que la société avait également besoin d’un soutien pour se développer, pour évoluer et pour améliorer sa condition. Sa solution semble se tourner vers la motivation au travail et la rationalisation des économies de vie.

De façon pragmatique, il analyse le marché, mais également les besoins d’une entreprise pour développer son expansion et réalise que c’est par la force du nombre qu’une telle évolution est possible. Rassembler et créer une cohésion collective, fédérer une communauté semble alors la seule solution. Comme tout système, il faut des règles, une structure. Gatti évoque un lien entre le fondateur et le Positivisme d’Auguste Compte, mais également avec les courants socialistes utopiques du XIXe siècle, faisant écho à un désir d’équilibre à la fois social et économique.

Par ailleurs, les liens qu’entretenait Le Corbusier avec la dynastie Bata sont bien connus. Les pensées de Tomáš et Jan Baťa sont très proches de celles de l’architecte. Ils adhèrent également au très célèbre mouvement mené par l’industriel Ernest Mercier : le Redressement français. Il s’agit d’un mouvement réformiste et moderniste de droite créé en 1925, dont la base doctrinale repose sur le projet d’un gouvernement d’experts.

Un mouvement élitiste formé par des entrepreneurs industriels, alors seuls conscients des enjeux économiques, mais également d’intellectuels et de professionnels, tous d’accord avec les notions portées par le Taylorisme, où seule l’économie est défendue comme modèle d’organisation d’une société.

Cette pensée a pour vocation d’apporter le bonheur aux masses, considérées comme inconscientes des véritables soucis du fonctionnement d’un pays.

L’ambition de Tomáš et Jan Baťa sera d’initier les employés aux valeurs du Bataïsme dans leurs différents centres de formation. L’entreprise les incite à se former et à s’élever socialement et professionnellement en montant les échelons. Il est question de donner une chance à tout un chacun d’accéder à la réussite. C’est donc dans cette perspective que les Centres de Formation ont été créés dans les cités Bata.

Propagande et administration de la vie privée

Ou Antonin Cekota, comme le prénomme Alain Gatti dans son livre de 2004, car il s’agit de son prénom d’origine. Il signe ses nombreux ouvrages avec le prénom d’Anthony après son déménagement en Amérique du nord.

Acteur central de la propagande Bata, Anthony Cekota rédige de nombreux ouvrages sur la firme. Très vite, il s’auto-proclame historien officiel du récit Bata et dirigera le site canadien Batawa en 1939. Ses écrits relatent toute l’histoire de l’entreprise, de son créateur et de sa famille, il est également orateur et viendra à plusieurs reprises à Hellocourt pour donner différentes conférences sur ce qu’il appelle : l’Esprit Bata et sur les relations entre responsables et subordonnés. Il évoque avec précision la philosophie du créateur que les employés doivent continuer d’adopter. Il exprime les valeurs importantes du Bataïsme et développe une série de textes relatant les exploits des héros Bata – Tomáš Baťa, mais également tous ceux qui se sont battus depuis la création, pour soutenir le développement mondial de la firme –, persuadé que les salariés doivent s’identifier à ces figures pour s’engager pleinement dans leur travail.

En 1967, il rassemble la plupart de ses écrits à la gloire de Tomáš Baťa, dans un ouvrage intitulé Bata créateur génial, qui sera offert aux cadres, mais également aux plus anciens employés de l’entreprise.

Cf. Alain Gatti, op. cit., p. 106.

Dès la fin des années 1930, la presse locale et les différentes journaux de Bataville publient des articles prodiguant des conseils de bonne conduite et organisent des concours du plus beau jardin ou de la plus belle décoration domestique. L’adhésion à ces conseils – quasi obligatoire – est même encouragée par des primes annuelles. Ceux qui n’adhèrent pas, sont forcés de payer des amendes, obligés de régler des frais de nettoyage s’ils n’entretiennent pas leur maison, leur jardin ou la rue devant leur habitation.

Se cache, dernière l’offrande généreuse de la formation professionnelle et de l’habitat moderne, une contre-partie sévère et bien moins heureuse : suivre les règles imposées par l’entreprise. Ces dernières ne se limitent pas à la vie à l’usine, elles dépassent en effet le cadre du travail aux frontières du raisonnable, s’immisçant dans la sphère privée de façon insidieuse. Ces règles, ce système, sont répétés dans plusieurs pays et imposés à un territoire et à ses occupants. Parfois, l’entreprise utilise les matériaux qui sont sur place pour la construction des bâtiments, mais il n’y a pas de volonté plus prononcée pour s’intégrer au territoire qu’elle occupe. L’aspect très séculaire des sites est imaginé pour éviter les mouvements de rebellions des employés. Peu de sites s’inscrivent dans un centre-ville. Au contraire, ils sont souvent en périphérie. Hellocourt est ainsi l’endroit parfait car il est isolé et l’on note que les premiers employés sont des paysans locaux, n’ayant aucune expérience de travail à l’usine, donc pas d’autre références à comparer au Système Bata.

Sur le site français, on observe très nettement ces dispositifs de contrôle dans la planification urbaine elle-même, et dans l’implantation des bâtiments. Plusieurs espaces se confrontent : les usines, les lieux communautaires et sociaux et la cité pour loger les ouvriers, sur un même terrain.

Jeremy Bentham, Panoptique. Mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d’inspection, et nommément des maisons de force, Nantes : Éditions Birnam, 1997.

L’organisation spatiale ne découle pas d’un plan panoptique sur le modèle de Jérémy Bentham, mais cela n’empêche pas certains systèmes de surveillance de s’appliquer dans le complexe. Construit en 1933, le bâtiment de l’internat – qui accueille aussi la cantine, les cuisines, la salle de bal et des lieux collectifs de réunion – est ainsi placé stratégiquement dans une zone tampon, légèrement surélevée topographiquement, qui se trouve entre l’usine et la cité. Donc entre les bureaux de la hiérarchie dirigeante et les employés.

L’entreprise encourage les travailleurs à venir déjeuner et dîner dans la cantine, en précisant qu’elle propose des repaséquilibrés et que c’est l’occasion d’avoir une bonne hygiène alimentaire. Des activités associatives et collectives y sont organisées et ce bâtiment devient un espace de regroupement et de loisirs. Mais c’est surtout un haut lieu de surveillance, des comportements, des activités de groupes…

La perfection généralisée et l’apparence d’une ville-modèle est au cœur d’un projet débordant d’ambitions, parfois au détriment de la « liberté d’être » des employés.

Bataville pour tous

Cf. Alain Gatti, op. cit..

À Hellocourt, le journal local – entièrement rédigé par les dirigeants les premières années – n’a de cesse de porter une politique en faveur de l’administration de la vie privée des employés. Dans les premiers numéros de Bataville pour tous – le premier journal local –, on diffuse des textes en vue de l’éducation des ouvriers. On leur explique comment se servir des salles de bain en les encourageant à garder une hygiène impeccable pour le bien-être de tous et à ne pas utiliser la cuisine pour faire sa toilette, mais bien pour préparer des repas pour toute la famille. Il est précisé que les espaces de circulation, les cheminements et les routes doivent être empruntés systématiquement pour tous leurs déplacements, ainsi les riverains seront réprimandés s’ils marchent à travers champs pour se rendre à l’usine.

Les journaux de Bataville seront un support médiatique important pour diffuser la doctrine Bata. Les salariés de l’usine peuvent y lire des actualités économiques sur les ventes et les nouveaux projets de la firme, mais également des informations d’un genre bien plus endoctrinant.

Anthony Cekota, Bata créateur génial, Paris : Édition SA Entreprises Bata, 1968.

Dès 1933, on peut lire quelques lignes de Jan Bata tenant les propos suivants : « Nous sommes convaincus que notre travail ne peut être couronné de succès durables que s’il est organisé et dirigé par des hommes capables et physiquement résistants et que si nous nous basons sur des familles saines et une jeunesse saine. ». Élitisme, eugénisme, certaines de ces notions sont clairement affirmées dans les textes diffusés. L’esprit du Bataïsme, dans son élan de générosité humaniste, déborde par moment vers des concepts bien moins reluisants.

Ce journal est pensé comme un guide important pour permettre de rallier la communauté de Bataville. En 1935 on y lit qu’« Il doit faire fonction de guide et de dirigeant et son devoir est de rassembler les forces individuelles pour en faire une grande puissance. ». Au tout début des années 1930, ce journal est le foyer de diffusion de l’idéologie bataïste pour tous, mais à peine plus tard, en 1937, la brochure de propagande devant conditionner les jeunes paraît sous l’intitulé de Jeunesse au travail ! Ouvrage d’orientation professionnelle édité par les usines Bata, évoquant l’émancipation financière et morale de la jeunesse ouvrière.

Plusieurs journaux cohabitent à Bataville durant 60 ans, certains dédiés à son club sportif, d’autres plus professionnels traitent de fabrication ou de management, de l’organisation scientifique du travail ou encore de l’Esprit Bata.

La presse est si importante qu’à partir de 1938, Bataville possède sa propre imprimerie et ses machines dans une annexe à côté des bâtiments de l’usine. On y imprime les journaux, mais également les étiquettes, les plans et toute la communication de l’entreprise destinée au territoire français. Les journaux de Bataville, éditent jusqu’à deux numéros par semaine.

Jan Bata, qui reprend le projet monumental de son frère après sa mort est encore plus pieux. Et la doctrine de tendre vers la religion : « d’après moi, la tâche que Dieu m’a donnée, c’est de continuer à aider les gens à gagner leur liberté à travers la fortune. (…) donnant à l’homme la liberté et l’occasion de mettre de l’ordre dans le monde. (…) J’aimerai que l’on avance main dans la main pour construire un monde meilleur, dans une totale compréhension, car je suis sûr que vous poursuivez le même but que celui que j’ai suivi toute ma vie et nous avons tous deux remporté un succès important sur ce terrain. » écrira-t-il ainsi à Le Corbusier.

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