La ville rebelle
Démocratiser le projet urbain

Écrit par Florent Chiappero.

En 1982, Paul-Henry Chombard de Lauwe signe La fin des villes. Quelques années plus tard, c’est au tour de Françoise Choay qui, couronnant le règne de « l’urbain », annonce « la mort de la ville ». Nous pensions alors que l’idée même de la ville avait été définitivement enterrée, au moment où leurs anciennes fortifications défensives furent transformées en rocades automobiles... En réalité, nous n’avons eu droit qu’à une myriade de nouveaux concepts autour de ce fantôme présumé.


JPEG - 42.1 ko Malgré son dénigrement répété, comme pour tenter de nous raccrocher à un objet rassurant, cette « ville » a vu son existence réaffirmée à de multiples reprises. Fait notable car sans doute symptomatique d’une complexité accrue, cette ville retrouvée est depuis lors toujours affublée d’un épithète censé lui conférer une forme ou une caractéristique nouvelle.

Ainsi, pêle-mêle, nous débattons autour de la ville franchisée, la ville générique, la ville sur mesure, la ville passante, la ville rétrécissante, la ville insoutenable, la ville informelle, ou encore la ville intelligente...



Dans cet ouvrage purement textuel, composé d’une succession de récits d’expériences à travers le monde, nous avons donc a priori affaire à une nouvelle figure de la ville : la ville rebelle. Mais avant de rentrer plus promptement dans l’ouvrage, deux ambiguïtés doivent être levées. Tout d’abord, le singulier de cette ville pourrait laisser croire à un développement conceptuel ou théorique de la « rebellité » supposée d’une portion de territoire. Or nous avons affaire ici à des récits d’expériences isolées et éparpillées à travers le monde, généralement portées par des groupes restreints d’individus. Il est question d’une multitude d’actions, racontées par leurs auteurs, couvrant chacune une dizaine de pages en moyenne et dépourvues de toutes illustrations.

Ces récits d’expériences, dont la mise en relation semble être limitée au Global Award for Sustainable Architecture que leurs auteurs ont chacun reçu, ont été classés en deux catégories : milieux urbains et milieux ruraux. Point de théorie. La volonté de conceptualiser le caractère rebelle d’une ville est d’ailleurs balayée d’un revers de main dès les premières pages de l’ouvrage : ⚑ Yona Friedman affirme dans la préface que « les habitants d’une ville sont toujours des rebelles » [1] ⚑. Nous constatons un peu plus loin que l’attention des auteurs s’articule en fait plutôt autour de la notion de processus radicants, proposée par Jana Revedin, coordonnatrice de l’ouvrage. Concept intéressant malgré sa raideur phonétique, et largement développé en introduction.


Santiago Cirugeda, Recetas Urbanas, autoconstruction, site de la Carpa

Est-ce alors cette multitude de processus radicants dans des contextes sociaux, économiques et politiques différents – une banlieue chinoise, une friche espagnole - qui forme par accumulation cette idée de ville rebelle ? Nous en doutons, d’autant qu’une seconde ambiguïté se révèle dans cette expression. À une époque où les guerres traditionnelles ont muté en guérillas urbaines, il semblerait plus légitime d’attribuer ce titre aux villes de Sinjaï en Syrie ou Kidal au Mali... Nous avons, là-bas et dans de nombreux autres endroits du globe, des factions d’hommes et de femmes qui s’opposent et s’affrontent dans des guerres de territoires, non contre un trafic automobile trop dense ou le manque de jardins partagés dans le voisinage, mais simplement pour vivre.

Ces premières interrogations sémantiques pourraient paraître anecdotiques, d’autant que certains récits sont particulièrement intéressants, questionnant différentes facettes du métier d’architecte. Par exemple, celui des équatoriens d’Al Borde qui y explorent la frontière entre travail et plaisir. Ou un autre de Santiago Cirugeda, qui interroge depuis de nombreuses années le rapport entre signature individuelle et production collective. Mais toujours subsiste cette impression de rester dans un univers déjà bien connu. On nous amène là où nous sommes déjà. ⚑ Dans ces villes standardisées, règlementées, aseptisées, sécurisées, que nous ne connaissons que trop bien.


Wang Shu, Decay Dome

Nous voyons tout de même ici ou là quelques poches, infimes, de résistance. Wang Shu prône dans ses architectures un retour aux savoirs-faire ancestraux et vernaculaires dans une Chine en fuite vers l’avenir, tandis que Marco Casagrande arrive à se servir de l’institution pour détourner des modes de faire dans une Taïwan pas si lointaine. Mais ces attitudes sont-elle vraiment des rebellions ? Elles semblent très maîtrisées : au regard des biographies présentes en fin d’ouvrage, nous ne pouvons que constater – et nous nous en réjouissons pour eux ! –, que les protagonistes de ces actions se trouvent dans des conditions économiques et sociales a priori décentes. Il ne sera ici pas fait état d’urbanisme insurrectionnel, de luttes urbaines, de villes assiégées, de squats, d’occupations ou d’émeutes. Non, il est plutôt question d’alternatives, de stratégies, de méthodologies - intéressantes pour les questions qu’elles soulèvent, et sûrement passionnantes à vivre. Elles nous paraissent toutes justes, et nécessitent d’être diffusées. Il en est ainsi des schémas cohérents de dé-constructions immobilières, menées par Rotor depuis plusieurs années en Belgique, ainsi que des pédagogies appliquées de l’Université de Talca au Chili, qui durent depuis plusieurs décennies.


Marco Casagrande, Treasure Hill Steps

Finalement, la métonymie du titre suggère un raccourci abusif, et réducteur quant aux productions de chacun de ces acteurs. ⚑ Car ce ne sont peut-être pas de villes rebelles dont nous avons besoin, mais plutôt d’hommes et de femmes révoltés ⚑ . De cet homme que Camus définit comme « un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement ». Nous en trouvons ici des germes.


La ville rebelle. Démocratiser le projet urbain. Ouvrage collectif de Christopher Alexander, Al Borde, Marco Casagrande, Santiago Cirugeda, Marie-Hélène Contal, Salma Samar Damluji, Yona Friedman, Lu Wenyu, Philippe Madec, Juan Román, Rotor et de Wang Shu. Édition publiée sous la direction de Jana Revedin. Collection Manifestô - Alternatives, Gallimard, 2015.

[1p. 9

Texte : Creative Commons.

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