Les clefs de bagnole
Le petit magasin d’objets cinématographiques #2

Article écrit par Pia Pandelakis.

Inventaire cinétique, boutique d’objets dingues, foutoir à gadgets filmiques, le petit magasin d’objets cinématographiques rassemble les produits, choses et machins que le cinéma nous offre et projette. Pour une théorie de l’accessoire, mais aussi peut-être comme un anti-design, ce grenier foutraque questionne les objets par-delà les époques, par-delà les mediums pour faire émerger des tropes, des figures mais aussi, avec la délectation du chineur, des collections improbables.

Objet #2 : les clefs de bagnole

Il suffit qu’un héros ait besoin, dans le feu de l’action, de s’enfuir très vite au volant de son bolide pour que l’inévitable se produise : il perd ses clefs, elles tombent au sol, ou ils les a oubliées, ou, de toutes façons, la voiture n’était pas vraiment à lui, dès le départ.

° “Réalisme du scénario, banalisation des acteurs, précision de la photographie en couleurs, cinémascope ou kinopanorama, tout est fait pour éveiller l’attention, jusqu’au travelling emballant son allure et prétendant communiquer au voyeur-voyageur une sorte d’ivresse véhiculaire digne du scenic-railway, une identification du passager au bolide de course” (p. 70) ; plus loin Virilio résume : “Dans sa voiture, le voyeur-voyageur retrouve le comportement de l’habitué du grand écran [...]” in Paul Virilio, Esthétique de la disparition, Galilée, 1989 [1980], p. 72.

La clef de bagnole est un de ces objets discrets au cinéma : très souvent représentée, elle ne semble pas digne d’intérêt en elle-même. Si ce petit objet peut intéresser, c’est qu’il est attaché de facto, sur le plan fonctionnel, à une machine qui est quant à elle un point de focalisation esthétique et narratif.
Que ce soit dans la course-poursuite (de Bullitt à Fast & Furious, voir même à Drive, en passant par Point Limite Zero), l’errance du road-movie (de Bonnie & Clyde à Gerry) ou la fantaisie de certaines formulations (Batmobile, DeLorean voyageant dans le temps), la voiture obsède nos écrans ; Paul Virilio l’avait annoncé°, le défilement du déplacement automobile rejoint le défilement de l’image télévisuelle dans un devenir-écran potentiellement aliénant. Le cinéma intègre cette donnée, en associant le défilement automobile à son propre déversement d’images : la boucle est ainsi bouclée...
Restent les clefs “de bagnole”.

Leur rôle serait presque accessoire, tant il est héroïque, pour un personnage masculin de cinéma d’ouvrir le coffrage côté passager pour démarrer la voiture manuellement, sans la médiation flasque de la clef.

Dans une tentative de classement des objets cinématographiques, la clef de bagnole appartient à la catégorie des facilitateurs. Son rôle n’est pas central, bien qu’essentiel ; sa représentation à l’image la convertit en signe, lui assigne une fonction unique : dire que la voiture va démarrer, confirmer une intention de mouvement. Lorsque les clefs de bagnole deviennent un objet de contemplation, c’est souvent pour concentrer la frustration contenue dans un temps, la résistance de la situation plus encore que de la technologie automobile. Car parfois les moteurs résistent, se noient (appellent le “Come on !” exaspéré, ou un début d’anthropomorphisme projeté dans la machine), et les clefs choient aux pieds du conducteur.


Dans Blue Ruin de Jeremy Saulnier, les clefs de bagnole brillent un temps par leur absence. Le personnage de Dwight agresse et tue l’assassin de ses parents dans les toilettes du bar où ce dernier fête sa sortie de prison. Ce meurtre brouillon semble pourtant pendant un court moment pouvoir bien se ficeler : Dwight essuie quelques empreintes et sort par la porte de derrière. Arrivé dans sa voiture, Dwight est renvoyé à l’horreur de sa situation quand il constate que sa fuite est compromise par un oubli fatal : ses clefs de voiture, tombées sur le sol des sanitaires pendant la rixe. Cette situation est fréquente au cinéma, mais elle trouve une matérialisation exemplaire chez Hitchcock avec Les Oiseaux, lorsque les personnages fuient l’école assaillie par les volatiles. Tippi Hedren conduit deux enfants dans sa voiture alors que les oiseaux s’abattent sur leur petit groupe. Le refuge que constitue la voiture s’avère décevant : un insert stratégique révèle l’absence des clefs sur le contact. Par ce court plan édifiant, la voiture, objet cinématique par excellence, est ravalée un instant au rang d’habitacle encombrant et vain - qui finalement fournit tout de même la protection attendue, le temps que se disperse la volée.


C’est ici un cliché, à ranger dans le panthéon des affres de la vie quotidienne : oublier ses clefs, ou les perdre, ou s’escrimer à les retrouver dans un sac bien plein (un motif plutôt réservé aux femmes, d’ailleurs : là l’absence de clefs devient la signature de la distraite).

Cet accident ordinaire constitue l’horizon unique du film réalisé par Laurent Baffie, Les clefs de bagnole. Dans un délire méta-narratif qui conjugue un récit filmé et le tournage de ce dernier, Baffie raconte l’histoire simple, revendiquée comme nulle, d’un “type” qui a perdu ses clefs de bagnole. Ce Macguffin ramené à des dimensions très ordinaires est d’ailleurs désamorcé dès le début du film, lorsque Baffie, dans son propre rôle, annonce au comédien Daniel Russo qu’il finira par retrouver ses clefs dans la poche gauche de son pantalon, alors qu’elles sont traditionnellement logées dans la poche droite. Cet anti-climax mérite doublement son titre, puisqu’il déçoit par son ampleur (les clefs étaient dans une poche, et pas l’autre) et qu’il est connu dès le départ.

Les clefs de bagnole, sévèrement critiqué à sa sortie pour son second degré exaspérant ou pour son catalogage jugé trop mécanique des clichés du cinéma, présente cependant l’intérêt d’accorder une place de choix à un objet banal et a priori sans intérêt. Faire du nom de cet objet un peu ridicule le titre du film est remarquable en soi - combien de films en effet s’appellent Le vase, La chaise, ou L’armoire normande ? Mais au-delà de la surprise ou de l’intention d’originalité, l’objet “clefs de bagnole” fonctionne ici à plusieurs niveaux. Objet concret, sans lequel Baffie ne peut démarrer sa voiture, elle sont aussi le moyen volontairement artificiel de raconter une histoire repliée sur elle-même dès son amorce. L’aspect trivial de l’objet reflète la qualité volontairement médiocre du film : l’affiche réunit ainsi une photo des fameuses clefs et l’accroche : “N’y allez pas, c’est une merde”.

La clef de bagnole semble par ses associations techniques, voire modernistes, balayer quelque chose de l’aura de l’objet “clef” dont elle est une particularisation. Les connotations psychanalytiques de la clef associée à la porte (image de l’inconscient de La Neuvième Porte à Chambre 1408) sont en partie défaites par l’association au véhicule plutôt qu’au bâti - même si par ailleurs, la figure paternaliste du “Maître des clefs” peut autant proposer d’ouvrir des portes (Ghostbusters) que de démarrer des bolides (Matrix). Dans cette perspective, la clef figure un possible avant d’incarner un objet. Dans Matrix justement, le contexte du monde virtuel permet aux personnages rebelles d’apprendre à piloter instantanément un hélicoptère ou une moto de course. Cette instantanéité, magie teintée de prouesse technologique, ne saurait se passer de médiation. Le lourd trousseau du maître des clefs de Matrix fait en un sens écho à la clef de bagnole de Baffie : l’un raconte l’infinité des histoires possibles, des accessoires à activer pour renouveler la prouesse physique, tandis que l’autre déclare grâce à cet objet-symbole la fin de la narration - mais pour mieux raconter celle-ci avec une dernière histoire, aussi déstructurée soit-elle.

Le cas de Matrix est quant à lui assez unique, puisque le héros d’action fait là bon usage de la clef - qui reste surtout, il est vrai, une sorte de “déclencheur” pour l’action à venir. Dans le genre de l’actioner, la clef est quasi inutile car elle sied mal à la masculinité tonitruante du héros musclé, qui pulvérise les murs et les fenêtres - ce n’est donc pas une porte de voiture verrouillée qui l’arrête ! Le héros d’action n’est pas gentleman cambrioleur, il ne crochète pas les portes : il les enfonce. Parfois cette approche, qui mène à briser la fenêtre de la portière pour accéder au véhicule, est tournée en dérision, à l’image d’un 2 Fast 2 Furious (deuxième film de la franchise du nom) où le sanguin Roman Pearce exécute ce geste, alors que Brian O’Connor (Paul Walker) se contente de lui en montrer l’inutilité, lorsque la porte s’ouvre avec un cliquetis discret.

Il en va de même avec le démarrage “low-fi” des voitures évoqué plus haut : cette démonstration d’ingéniosité et de maîtrise de la mécanique est souvent désamorcée par une approche moins spectaculaire et plus malicieuse. Dans Breaking Bad (mais aussi au cinéma), les clefs de voiture se cachent dans la voiture elle-même : à la fin de la cinquième saison, lors de sa fuite finale, Walter considère d’abord l’option “hardware” avant de se raviser et de découvrir le trousseau caché, conformément à son intuition, derrière le pare-soleil côté conducteur.

Certains fans, sur le Web, s’inquiétent de ce trope dont la représentation en menace le réalisme (si le “truc” est connu, à quoi sert d’utiliser encore cette prétendue cachette ?).

La clef de bagnole se distingue comme un objet dont l’usage existe avant tout à revers. Les clefs sont là pour être perdues, oubliées, pour qu’on les laisse tomber, aussi - signe d’une ivresse bien avancée. Elles peuvent souligner la dynamique d’un jeu de pouvoir (Renée la femme fatale jetant les clés de sa voiture à son amant Pete dans Lost Highway), ou marquer l’absurdité d’un quotidien (le gardien de parking de Levity attend que toutes les clefs aient disparu du tableau, signe que son travail est terminé). Amorce piège, objet creux, la clef de voiture n’annonce pas nécessairement une scène en voiture et annule souvent les possibilités qu’elle dessine avec force.

° Ce Pussy Wagon, ainsi que le trousseau de clefs coordonné, fait un retour inattendu dans le clip de la chanson Telephone de Lady Gaga et Beyoncé Knowles (2009).

Ou alors, c’est encore avec un humour mesuré : Beatrix Kiddo dans Kill Bill dépouille l’infirmier-violeur de ses clefs ; le porte-clef annonce “Pussy Wagon”, et c’est effectivement un Pussy Wagon d’aussi mauvais goût que l’accessoire qui l’attend sur le parking°.


Dans ce dernier cas, nul besoin de la psychanalyse pour comprendre cette caractérisation des plus évidentes : le violeur est aussi vulgaire et repoussant que ses clefs, elles-même à l’image de la voiture (à moins que ce ne soit le contraire). Finalement, c’est encore dans Sexe, Mensonges et Vidéo que cette rencontre entre la clef et son usager est la mieux portée par la psychologie congelée du personnage de Graham. Le vidéaste impuissant angoisse à l’idée de prendre un appartement, et d’ajouter une clef au trousseau idéal qui n‘en contient selon lui qu’une - celle de sa voiture. C’est d’ailleurs James Spader qui incarne Graham - celui-là même qui faisait de la voiture un espace érotique et mortifère (ou érotique car mortifère) dans Crash.

Dans ces récits, la clef n’ouvre rien, ne dévoile aucun secret : elle est l’expression d’un idéal, l’errance contenue dans un petit morceau de métal - dans le film de Soderbergh, tous les secrets finissent au grand jour, et la clef d’appartement remplace finalement la clef de bagnole, signe que le récit a vrillé, quand le road movie hors-champ de Graham mute en drame sentimental. La clef de bagnole, mais aussi les autres, ne construisent des possibles que pour mieux les désamorcer : alors la clef n’ouvre plus rien, et c’est cette excision de l’usage qui permet à l’objet de cinéma de travestir son référent.

FILMS CITÉS

2 Fast 2 Furious, John Singleton, 2003.
Bonnie & Clyde, Arthur Penn, 1967.
Breaking Bad, série créée par Vince Gilligan, 2008-2013.
Bullitt, Peter Yates, 1968.
Chambre 1408, Mikael Håfström, 2007.
Crash, David Cronenberg, 1996.
Drive, Nicholas Winding Refn, 2011.
Fast & Furious, Rob Cohen, 2001.
Gerry, Gus Van Sant, 2002.
Kill Bill : Volume I, Quentin Tarantino, 2003.
Levity, Ed Solomon, 2003.
Lost Highway, David Lynch, 1997.
La Neuvième Porte, Roman Polanski, 1999.
Les Oiseaux, Alfred Hitchcock, 1963.
Point Limite Zero, Richard C. Sarafian, 1971.
Sexe, Mensonges et Vidéo, Gus Van Sant, 1989.

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