Les paradoxes patrimoniaux de l’architecture moderne

Écrit par Caroline Bougourd en partenariat avec nonfiction.

Un état des lieux inégal (et prosélyte) sur la relation complexe de l’architecture moderne au patrimoine.

Les ouvrages traitant du patrimoine architectural prolifèrent aujourd’hui, témoignages d’un intérêt accru pour les constructions du passé. Il y est souvent question de bâtiments anciens auxquels la patine du temps confère un charme mystérieux… Cependant, des auteurs de plus en plus nombreux s’intéressent à un patrimoine plus récent, et notamment celui de l’architecture moderne. Dès lors que l’on manque de recul temporel, comment faire le tri des édifices à conserver ?

C’est cette problématique que l’ouvrage collectif Architectures modernes, L’Émergence d’un patrimoine interroge au travers de dix-huit essais. Dirigé par deux historiennes de l’architecture, Maristella Casciato et Émilie d’Orgeix, il vise à "mener une réflexion lucide et sélective sur la mise en place de processus de patrimonialisation adaptés à l’héritage du siècle passé". Le programme apparaît complexe.

Docomomo en filigrane

Ce qu’un premier regard rapide sur l’ouvrage ne dit pas, c’est qu’il est implicitement dirigé par Docomomo. Une rapide présentation s’impose : organisation internationale [1] fondée en 1988 à l’école d’architecture d’Eindhoven, Docomomo a pour objectif de soutenir la documentation et la conservation des édifices, sites et ensembles urbains du mouvement moderne. L’ouvrage est issu d’une collaboration entre Docomomo et la direction générale des Patrimoines du ministère de la Culture et de la Communication.

Mais au travers des textes, c’est essentiellement la voix de Docomomo qui se lit. La plupart des auteurs font partie de l’organisation et bon nombre des textes reviennent sur l’impact formidable qu’a eu Docomomo par son activisme. Et il faut avouer que le lecteur finit par être lassé des éloges concernant le côté missionnaire de l’organisation, sans compter l’impression étrange d’un manque d’indépendance des propos tenus. Mais, au-delà de cet aspect partisan, l’ouvrage offre-t-il un éclairage nouveau ?

Un exemple des actions de Docomomo France pour la sauvegarde du patrimoine moderne en France : une conférence d’Agnès Caillau

Patrimoine et modernité : un oxymore à dépasser

Rassembler des articles de dix-huit auteurs différents et cosmopolites, c’est prendre le risque d’éditer un recueil inégal et l’ouvrage n’y échappe pas. Certains textes sont passionnants mais trop courts, d’autres s’attardent en chemin et nous font perdre le fil patrimonial. Ce panorama mondial a néanmoins le mérite de poser intelligemment les problèmes, à défaut de pouvoir toujours y répondre.

"Comment assigner une valeur à l’architecture du XXe siècle ? Comment identifier et estimer la portée culturelle des édifices du mouvement moderne ? Comment lutter contre la perte inexorable des témoignages architecturaux des mouvements modernes ? Comment le temps et la mémoire agissent-ils sur les processus de patrimonialisation ? L’architecture d’après-guerre est-elle trop récente pour être reconnue comme patrimoine ?" Autant de questions habilement posées.

L’introduction de Maristella Casciato et Émilie d’Orgeix expose clairement les enjeux et ouvre beaucoup de pistes de réflexions autour des notions de "pluralité", d’"émergence" et de "patrimoine". Par la suite, le contenu des quatre parties semble parfois arbitrairement construit, certaines contributions pouvant être placées indifféremment dans l’une ou dans l’autre. Ainsi, la première partie intitulée "Récit et mémoire" rassemble des articles sur des sujets aussi disparates que la liste typologique, la mise en série du patrimoine, l’architecture néobrutaliste américaine, la notion d’auteur face au patrimoine, le rapport entre modernité et tradition dans l’architecture israélienne… Écueil de l’hétérogénéité que l’on retrouvera dans tout le recueil.

Il convient de souligner, dans le chapitre intitulé "Lieu et identité", la contribution de Miles Glendinning [2], qui établit un parallèle entre histoire de l’habitat social et guerre de Cent Ans. Le logement de masse est ainsi envisagé comme une guerre mondiale couvrant un siècle, avec ce que cela induit comme mobilisation collective et comme dynamique guerrière. La pensée est assez vivifiante, même si la question patrimoniale passe en second plan.

La partie "Centre et périphérie" est la plus décevante, entre apologie de Docomomo et biographies d’architectes dont on comprend mal la pertinence face à la problématique de l’ouvrage. Seul sort du lot l’article de Johan Lagae [3], qui traite des défis de la documentation et de la conservation de l’architecture moderne en Afrique centrale. L’auteur met en lumière les réflexes de négation d’un passé colonial et les limites d’un discours qui ne s’adresse qu’aux intellectuels occidentaux. Prenant pour exemple les trois prototypes de la Maison tropicale de Jean Prouvé qui ont été rapatriés par un galeriste parisien, modifiés pour correspondre aux attentes occidentales, puis exposés à travers le monde comme des objets "sauvés du cœur des ténèbres", Johan Lagae met en lumière nos paradoxes patrimoniaux et coloniaux.


Photographie de la Maison tropicale reconstruite dans le jardin du Musée des Beaux-Arts de Nancy par Pierre Dubois

Axé sur "Théorie et pratique", le dernier quart de l’ouvrage est particulièrement intéressant et stimulant. Gilles Ragot [4] propose le récit critique du refus de l’inscription de l’œuvre architectural de Le Corbusier sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Les péripéties sont bien amenées et permettent de saisir les (dys)fonctionnements de ce type de classement. La contribution de Sheridan Burke [5] aborde le problème de l’implication des architectes d’origine dans les projets de conservation face aux critères d’authenticité et d’intégrité. En effet, quelle peut être la valeur du travail et de l’opinion du concepteur original dans les décisions de conservation relatives aux valeurs patrimoniales d’un site ? Parfois les propositions contemporaines des architectes initiaux sont rejetées car trop éloignées du bâtiment original, tel le projet de modification de la piscine des pingouins du zoo de Londres par Lubetkin… Le texte de Burke met ainsi en évidence quelques paradoxes savoureux.


Carte postale de la piscine des pingouins du zoo de Londres

Finalement, si l’ouvrage comporte quelques textes bien écrits, le lecteur reste tout de même sur sa faim devant cette mosaïque hétéroclite d’exemples et cette pléiade de questions souvent sans réponses.

CASCIATO, Maristella et D’ORGEIX, Émilie (dir.), Architectures modernes, L’émergence d’un patrimoine, éditions Mardaga, 2012.

[1plus de cinquante pays ont leur association Docomomo nationale

[2directeur du Scottish Centre for Conservation Studies au College of Art de l’université d’Édimbourg et président du Comité international de spécialistes sur l’Urbanisme et le Paysage de Docomomo

[3enseignant d’histoire de l’architecture du XXe siècle à l’université de Gand, titulaire d’un doctorat sur l’architecture coloniale belge

[4professeur habilité d’histoire et de culture architecturale à l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Bordeaux, principal rédacteur de la proposition d’inscription de l’œuvre architectural de Le Corbusier sur la Liste du patrimoine mondial

[5consultante patrimoniale, membre fondatrice de Docomomo Australie

texte creative commons

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