Max Bill / Jan Tschichold
La querelle typographique des modernes

Article écrit par Charles Gautier.

Dans Qu’est-ce qu’un designer, Norman Potter regrettait que si peu d’architectes ne connaissent le conflit qui opposa, dans les années 1940, l’artiste Max Bill et le typographe Jan Tschichold à propos du design graphique et de la typographie. On pourrait sûrement, dans l’Hexagone, élargir son regret aux designers, cette discorde n’ayant été que très rarement évoquée dans les ouvrages sur l’histoire des arts appliqués en langue française.
En publiant Max Bill / Jan Tschichold. La querelle typographique des modernes, les éditions B42 vont certainement contribuer à rendre cette affaire moins confidentielle.

Publié pour la première fois en 2012 en Suisse, le livre est composé des parties suivantes : un texte de Hans-Rudolf Bosshard sur l’histoire de la contreverse, une postface de Jost Hochuli et la traduction des articles polémiques de Bill et Tschichold. Ci-après, nous nous attardons plus spécifiquement sur ces derniers.

En 1945, Jan Tschichold tient une conférence à Zurich qu’il nomme « Constantes de la typographie ». Il y développe une approche du graphisme et de la typographie qui rompt radicalement avec ses premières idées. Tschichold s’est fait connaître dans les années 1920 en devenant le chantre du modernisme et de la nouvelle typographie. Mais avec l’arrivée de Hitler au pouvoir dans les années 1930, l’auteur de Die Neue Typographie change radicalement de position et se met à défendre une approche du graphisme résolument classique.

À propos de la nouvelle typographie qu’il a tant défendue dans les années 1920, Tschichold écrit : « Cette posture intolérante est en parfaite adéquation avec le penchant allemand à l’impératif, sa recherche de l’ordre militaire et son exigence d’absolutisme coïncident avec ces terribles composantes de l’être allemand, que la domination de Hitler au pouvoir et la Seconde Guerre mondiale ont réveillées. » Dans « Mythe et réalité », Schweizer Graphische Mitteilungen n° 6, 1946. Traduction de Victor Guégan pour La querelle typographique des modernes, éd. b42, Paris, p. 97.

Très critique vis-à-vis de ces premières théories et injonctions fonctionnalistes qu’il juge finalement autoritaires, il se rapproche du typographe Stanley Morison qui défend depuis longtemps l’importance de l’histoire, du contexte et de la tradition dans la création graphique et typographique [1]. Ce revirement déplaît fortement à l’artiste, architecte et ancien élève du Bauhaus Max Bill qui écrit alors un article pour manifester sa colère envers l’attitude de Jan Tschichold. Intitulé « de la typographie » et publié dans la revue Schweizer Graphische Mitteilungen, le texte, entièrement composé en bas de casse [2], est une attaque en règle contre les nouveaux préceptes de Tschichold considérés comme délétères et réactionnaires. Bill regrette amèrement que celui qui avait été au graphisme ce qu’Adolf Loos fut à l’architecture, un contempteur de l’ornement et des enjolivures, fasse désormais la promotion des compositions symétriques et des caractères de labeur à empattement [3].

C’est un petit peu comme si Le Corbusier s’était rallié aux idées très académiques d’un Henri-Paul Nénot. Une trahison !

Bill considère la nouvelle posture de Tschichold profondément passéiste et, ne craignant pas les raccourcis, va même jusqu’à affirmer qu’elle est à l’image du courant qui a conduit, sur le plan politique, à la débâcle des années 1930-40.

Jan Tschichold ne pouvait pas rester silencieux après de telles accusations. Il publia donc une réponse sous le titre « Mythe et réalité » dans le numéro 6 de la même revue. D’emblée Tschichold, avec l’immodestie qu’on lui connaît, affirme que Bill ne joue pas sur le même terrain que lui en matière de typographie et qu’il ne saurait donc prendre très au sérieux ces attaques. Dénonçant le caractère pathétique et l’ascèse du modernisme graphique ainsi que son obsession de la table rase et de la simplicité ultime, Tschichold justifie son revirement (qui n’est pas, pour lui, une palinodie). Et, à la manière de William Morris, il plaide pour un retour à la « belle page » et aux conventions multiséculaires du monde des arts graphiques.

On a souvent dit que Tschichold avait toujours été un dogmatique – aussi bien dans les années 1920 que dans les années 1940. Son article montre pourtant une certaine ouverture [4] : il ne rejette pas de but en blanc l’esprit de la nouvelle typographie ; il souhaite seulement qu’on ne considère pas le style fonctionnaliste comme le seul valable.

« Mythe et réalité », Schweizer Graphische Mitteilungen n° 6, 1946. Traduction de Victor Guégan pour La querelle typographique des modernes, éd. B42, Paris, p. 109.

« Ce qui me désole avant tout, écrit-il, c’est que [Max Bill] paraisse me contester le droit de créer selon mon bon plaisir. En tant qu’artiste, il devrait savoir qu’aucun esprit créateur ne peut créer autrement que dans le fil de ce qu’il tient pour juste. » Ce que Tschichold ne supporte plus, c’est le caractère coercitif des conventions rationnelles du modernisme.

ibid.

« Qui appelle à l’oppression des opinions de l’esprit et de la liberté de création artistique nourrit le commerce trouble de ceux que nous considérions comme vaincus. Il perpétue le pire crime ; car il enfouit notre plus grand bien, le signe distinctif de la dignité humaine, la liberté. »

Nous paraphrasons ici Fernand Baudin, L’effet Gutenberg, « Jan Tschichold, la part de l’idéologie », éd. du Cercle de la librairie, Paris, 1994, p. 339.

Par conséquent, si pour Bill la sève qui nourrit l’ornement doit être définitivement tarie, il en va différemment pour Tschichold ; lui estime plutôt, sans être un apologétique du décoratif, que retrancher systématiquement tout ce qui dépasse de la fonction pure n’a plus de sens.

On peut noter que ce qui sépare Bill et Tschichold n’est pas nouveau. Leur litige s’inscrit en quelque sorte dans la longue histoire des conflits sur l’ornement. Pensons notamment aux désaccords qui opposèrent les modernistes et l’historien Aloïs Riegl à Vienne à l’aube du 20e siècle [5]. En s’intéressant à ce clivage entre Bill et Tschichold, Hans Rudolf Bosshard interroge finalement les représentations sociales et politiques autour de la graphie ainsi que l’histoire de la modernité graphique, de ses refoulés et de ses antagonismes (l’impureté vs l’ascétisme, le décoratif vs le puritanisme, l’historique vs l’intemporel, l’ici vs l’universel, l’ordre vs surcharge, etc.).

Postface de La querelle typographique des modernes, traduction Pierre Malherbet, éd. b42, Paris, p. 120.

Et même si Hochuli a raison lorsqu’il écrit « Symétrie ou asymétrie en tant que telles ne doivent pas être reprises au nom d’une vision du monde, d’une idéologie, [et le] faire revient à se vautrer face contre terre et à se rendre ridicule », on ne peut que difficilement contester l’intérêt historique de ces projections. Ces dernières nous invitent à réfléchir aux dimensions culturelles des formes graphiques et à questionner leurs processus de sémantisation.

POUR ALLER PLUS LOIN :

Un texte de Paul Renner sur la dispute traduit dans la revue From–To.

La querelle Max Bill / Asger Jorn aboutissant à la création du Mouvement International pour un Bauhaus Imaginiste.

[1Il le cite dans son article « Mythe et réalité » mais également à plusieurs reprises dans Livre et typographie, éd. Allia, Paris, 1994.

[2D’après les recommandations de Herbert Bayer sur l’usage exclusif des minuscules lorsqu’il était au Bauhaus.

[3Max Bill aura une dispute presque similaire avec Asger Jorn moins de dix ans plus tard. Il reprochera à l’auteur de Pour la forme son anti-fonctionnalisme. Voir à ce propos Le Bauhaus imaginiste contre un Bauhaus imaginaire : la polémique autour de la question du fonctionnalisme entre Asger Jorn et Max Bill, Nicolas Pezolet, mémoire pour la Faculté des études supérieures de l’Université Laval, 2008.

[4Reconnaissons tout de même que Tschichold semble se contredire à plusieurs reprises dans son article (il est y parfois très virulent à propos du modernisme et parfois étonnamment laudatif).

[5Voir à ce propos Christine Buci-Glucksmann, Philosophie de l’ornement, éd. Galilée, Paris, 2008, p. 49.

texte : creative commons - Images : B42

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