Gang Leader

Écrit et illustré par Thomas Richou.

Avec un tel patronyme, Jeanne Gang ne pouvait venir que de Chicago. Après quatorze années d’exercice professionnel, SGA (Studio Gang Architects) se présente aujourd’hui comme l’une des agences du moment aux États-Unis. La livraison de l’Aqua Tower l’a récemment mise sous les feux de la rampe. Ce gratte-ciel est déjà une icône dans la skyline chicagoenne, et récompensé par quantité de prix.

Cet ouvrage arrive à point nommé : le titre, Reveal, indique d’emblée la direction éditoriale prise par Jeanne Gang, révéler le process architectural de SGA. Montrer cette « aventure intérieure ». L’architecture serait une profession amnésique, on ne retiendrait d’un bâtiment que quelques photos sur papier glacé, un ou deux plans voire des croquis (histoire de montrer que l’architecte sait dessiner, quand c’est le cas) ; aux oubliettes les kilomètres de classeurs, les dizaines de milliers de mails, les dessins et croquis d’études réalisés pendant la pause déjeuner sur la nappe en papier de la brasserie, les calques, et les réunions interminables, etc. Reveal veut montrer la face cachée de l’iceberg. De façon non exhaustive tout de même, sinon quel malheur pour l’éditeur. Le contenu est inévitablement très hétérogène, une multitude de documents aux sources des plus variées se répondent dans une cacophonie organisée. Chaque chapitre (qui représente un projet) est par moment entrecoupé par des réflexions sur les matériaux, des interviews, des pages d’histoire (imprimés sur un papier au grammage différent, type papier journal) ou des essais.

Form Follows Availibility

L’intérêt du travail de SGA se situe dans l’approche empirique du projet, dès la conception. Un peu comme un leitmotiv et une éthique, l’agence refuse le copier-coller ou la recette toute faite. Chaque projet est un nouveau point de départ. Une nouvelle expérience.

Le centre environnemental du Ford Calumet exprime parfaitement ces préoccupations. Ce bâtiment dédié à la sensibilisation environnementale d’un parc de Chicago est conçu sur le principe de la réutilisation (re-use). La matérialité du projet se prévoit par rapport au site. Le concept du nid, l’oiseau qui construit avec ce qu’il trouve à proximité, devient le fil rouge conceptuel et esthétique. Il n’est pas ici question d’imitation de la nature, mais d’une analyse intelligente de ce que fabrique un site, que ce soit naturel ou humain ; l’interaction de l’existant devient un moteur à la compréhension et à la création. Tout est ici étudié pour éviter aux oiseaux de venir aplatir leurs becs sur le vitrage (une véritable hécatombe dans le Loop, quartier historique et financier de Chicago, pendant la migration) par un système de maille et d’écran vitré incliné. Un problème, une solution et une opportunité. Ford Calumet était par ailleurs l’une des places fortes de l’industrie métallurgique jusque dans les années 70, et le matériel et la matière sont restés à l’abandon à la fermeture du site. La réutilisation de structures métalliques pour le centre est également une opportunité de mettre en avant ce passé, tout en évitant des dépenses énergétiques ou financières superflues.

Girl Power ?

L’Aqua Tower est le phare de SGA. Les news media américains en ont fait un porte étendard du féminisme en architecture. Jeanne Gang serait la première femme à construire un bâtiment aussi haut (250m) en tant que gérante d’une agence. Il est évident que les femmes occupent aujourd’hui des postes importants dans les métiers les plus divers, mais on pourrait se poser la question de savoir si elles produisent une architecture « féministe ». Les femmes architectes ont-elles des préoccupations autres que les hommes quand elles construisent ?

L’Aqua Tower présente au premier abord des formes sensuelles. Pourtant cette expressivité n’est pas née d’une intention formelle, ni d’un langage féministe, sinon l’architecture de Mme Hadid pourrait s’expliquer par un excès d’œstrogènes. Cette tour topographique (selon les propres termes de Mme Gang) est dessinée avec des balcons ondulants filant sur les quatre façades, dans le but d’offrir des vues à l’ensemble des habitants sur différents emblèmes de la ville (le lac Michigan, le Grant Park, le Navy Pier, etc.), tout en prenant en compte le futur développement urbain prévu dans le New East Side. Des balcons galbés pour voir le paysage. La définition d’un bâtiment topographique intervient dès la conception du projet. La ville contemporaine verticale (en l’occurrence Chicago) est ici comparée au paysage du Grand Teton (culminant à 4197m dans le Wyoming), à cette sensation visuelle d’un paysage. L’opportunité pour SGA d’envisager la topographie, le relief, et cette notion de paysage pour la typologie du gratte-ciel.

Une véritable effervescence a suivie après la livraison du bâtiment, et il fut sacré gratte-ciel de l’année 2009 par le site de référence Emporis. L’Aqua Tower est assez peu visible finalement pour peu que l’on ne soit pas dans son environnement proche. Une tour rectangulaire faite de verre. Cet effet de volume topographique ne fonctionne vraiment qu’en s’en approchant. Certes l’effet reste étonnant, mais seulement dans son contexte proche. Une alternance de vitrages à faible ou forte émissivité lorsque les balcons produisent de l’ombre ou non, participe à un jeu de réflexion dans le but de créer une série de « piscines » sur la façade. Finalement des moyens assez simples pour créer un nouveau type de gratte-ciel.

On peut y voir une certaine filiation avec les tours jumelles du complexe Marina City, réalisé par Bertrand Goldberg en 1967. Le design de ces tours n’était pourtant pas né d’une esthétique féministe, il se voulait le libérateur du formalisme de l’angle droit de la poutre et du pilier. Un anti Mies Van Der Rohe en quelque sorte.

La démarche conceptuelle est ici expliquée avec une très grande clarté et l’ensemble paraît évident. On notera au passage plusieurs notes, ou annexes disséminés par ci par là dans les pages, et venant éclairer le lecteur sur des préoccupations qu’il n’aurait pas forcément cru lié à l’architecture : telle une histoire du sabre japonais pour comprendre les bienfaits de l’acier, ou une carte d’un domaine skiable pour le concept de la tour topographique.

Héritage

Autant cette démarche éditoriale est neuve dans l’Amérique d’Obama, autant depuis quelques temps en Europe, le livre d’architecture se développe sous cette forme. Agenda de Julien De Smedt (JDS Architects), était une mise en abyme de son travail dévoilant la plupart de ses maquettes d’études, des copies d’e-mails envoyés à deux heures du matin (pour montrer que l’architecte travaille même la nuit), de photos internes prises au sein de l’agence. Idem avec Yes Is More de Bjarke Ingels (BIG), la nouvelle coqueluche des starchitectes. Une chose remarquable : toutes ces personnes ont un point commun aussi gros que Jean Nouvel est chauve, c’est leur héritage professionnel au sein de l’OMA de Rem Koolhaas. Or il est sûrement celui qui renouvelât complètement le livre d’architecture en publiant S,M,L,XL en 1995. Brique de papier dont les trois ouvrages précédemment cités sont les rejetons légitimes.

Reveal serait le S,M,L,XL de Jeanne Gang, du moins la première partie, les bas de page indiquant Book One. Peut-être une suite dans les années à venir. C’est en tout cas tout le mal que l’on souhaite à cette agence qui a le mérite de concevoir de manière différente (européenne ?) dans cette Amérique corporatiste.

Studio Gang Architects : Reveals, Jeanne Gang, Princeton Architectural Press, 20.04.2011.


Pour Aller plus loin :

Interview Jeanne Gang sur AchDaily
Jeanne Gang : The Art Of Nesting, Metroplis Mag
Aqua Tower video

Texte : creative commons, Illustrations : © Thomas Richou.

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