Spacesuit : Les dessous d’Aldrin

Écrit par Tony Côme.

En 2011, les MIT Press faisaient paraître aux États-Unis un ouvrage d’une rare qualité qui, étrangement, n’a pas fait grand bruit en France. Si, dans la conquête spatiale et l’exploration lunaire, tout semblait déjà avoir été étudié, Spacesuit – Fashioning Apollo de Nicholas de Monchaux se propose d’écrire l’histoire d’une grande oubliée : la combinaison spatiale.

Jusqu’à cette publication, aucun travail de recherche sérieux n’avait été mené sur cet objet qui s’est progressivement défini au fil des décennies et, surtout, à la croisée de nombreux champs disciplinaires tels que l’astronomie, la mode, la psychologie, l’informatique, la chimie, les télécoms, etc. Plus que sérieuse, l’entreprise de Nicholas de Monchaux est titanesque puisqu’il nous livre près de 350 pages agrémentées d’une époustouflante iconographie.

Dans ce long déroulé qui débute au XVIIIe siècle avec les frères de Montgolfier pour s’achever en 1969 autour de la figure d’Aldrin, l’auteur ne laisse rien de côté, pas même son humour !

Fertilisation croisée

Nicholas de Monchaux – qui officie à l’University of California (Berkeley) – est donc ce professeur d’architecture (A) qui a eu la bonne idée de faire se rencontrer, pour les besoins de son étude, histoire de la conquête spatiale (B) et système de la mode (C). Le résultat de cette triple hybridation est d’une étonnante richesse et présente indéniablement tous les atouts d’une fertilisation croisée réussie. En d’autres termes, l’ouvrage est la preuve par A + B + C qu’il n’y a de bonne lecture du monde contemporain que transdisciplinaire. Et l’auteur milite en ce sens tout au long de sa démonstration. La technologie, par exemple, est immédiatement présentée comme :

un phénomène culturel collaboratif et non linéaire plutôt que le domaine abstrait d’une expertise exclusive et d’un progrès inévitable.

Par conséquent, l’objet final que l’auteur propose est totalement inédit, tant sur la forme que sur le fond. D’une part, Nicholas de Monchaux a pris le parti, assez anecdotique et totalement arbitraire (convenons-en), de fragmenter son récit en 21 parties, soit le nombre total d’épaisseurs dont sera constituée la combinaison des premiers astronautes à fouler le sol lunaire. D’autre part, au bout de ces nombreuses explorations et digressions, se dessine une thèse assez dépaysante : la combinaison spatiale, dans sa forme la plus aboutie, n’est pas issue de l’expertise militaro-industrielle de la NASA, mais bien du savoir-faire tout artisanal de Playtex, la célèbre entreprise de lingerie américaine !

S’envoyer en l’air

L’investigation de Nicholas de Monchaux s’ouvre sur les premiers vols de dirigeables à visée expérimentale et scientifique. Au XIXe siècle en Europe, un certain Jacques Alexandre César Charles cherche « le plaisir de voir le soleil se coucher deux fois dans le même jour » et James Glaisher, défiant les hautes sphères célestes, revient de ses excursions tantôt partiellement paralysé, tantôt complètement aphone, tantôt les deux à la fois. Plus tard, dans les années 1920 aux États-Unis, les expériences iront toujours plus haut, seront toujours plus audacieuses, toujours plus dangereuses. Le Captain Hawthorne Gray en fera les frais. En témoigne son hommage posthume :

Son courage fut plus grand que ses réserves d’oxygène !

La nacelle de ces ballons expérimentaux se transformant donc souvent en cercueil volant pour jeunes téméraires, on imagine bien que l’idée d’une combinaison pressurisée vint assez vite à l’esprit des scientifiques. D’autant plus vite que l’aviation se développe alors radicalement et qu’elle peut techniquement déplacer l’homme bien plus loin et en bien moins de temps que n’importe quel vieux zeppelin.

La première combinaison pressurisée conçue par Russell Colley et Willey Post en 1932

Premier aviateur à réaliser un tour du monde en solo, Wiley Post sera aussi le premier à imaginer une combinaison de vol lui permettant d’aller « au-delà des limites conventionnelles de l’endurance humaine » et d’expérimenter, de manière totalement inédite, ce que l’on appelle aujourd’hui le jet lag. Alors qu’il avait longtemps voyagé en tenue de ville, tout dandy qu’il était, voilà notre homme affublé d’un prototype digne d’un très mauvais film de science-fiction (du point de vue stylistique) et des plus inconfortables qui soient (techniquement parlant).

Ainsi accoutré, l’homme sera tellement mal à l’aise dans son avion qu’il faudra modifier son tableau de bord afin qu’il puisse piloter sans risque. Toujours est-il que, dans l’imaginaire collectif, une inversion fondamentale aura bien eu lieu :

Ce ne sont plus des vêtements ordinaires qui habillent un homme extraordinaire mais une extraordinaire technologie portative qui est plaquée sur un homme pouvant être dorénavant tout à fait ordinaire.

Nicholas de Monchaux expliquera en d’autres termes que nous n’avons plus affaire ici à « l’individualité des héros tels que Saint-Exupéry ou Lindbergh mais une race fictive et céleste, dépersonnalisée par son équipement et apparaissant sous la forme d’un compromis anthropomorphique entre l’humain et le martien » ! L’idée de cyborg est ainsi née. À ce propos, l’auteur relève une anecdote plutôt… prémonitoire. En 1935, Post se crashe dans le désert de Muroc. Alors qu’il est plus ou moins coincé dans sa nouvelle combinaison, un motard lui vient en aide et avouera avoir d’abord eu peur de lui, le croyant « tombé de la lune » !

Montrer sa lune

Justement, les pages se tournent, les décennies passent et on en vient légitimement à s’interroger : quand donc l’auteur va-t-il enfin aborder les débuts de la conquête spatiale aux États-Unis ? Patience, Nicholas de Monchaux prépare le terrain.

Un nouveau coup de volant de sa part nous déporte cette fois vers le monde de la chimie. On se retrouve tout à coup dans le laboratoire de psychopharmacologie de Rockland et, là encore, on assiste à une rencontre interdisciplinaire féconde. Nathan S. Kline (psychologue) et Manfred Clynes (protocybernéticien) s’associent pour étudier

l’influence artificielle – mécanique, biologique et plus particulièrement chimique – sur les systèmes de contrôle internes de l’homme.

Nouvelle interrogation : quel rapport avec nos astronautes en gestation ? La réponse est simple : le rapport sexuel, précisément. On l’oublie souvent, mais la pulsion érotique et son corollaire la satisfaction sexuelle ont été des problématiques présentes dans la tête des chercheurs dès les prémices de l’aventure spatiale. L’imaginaire populaire s’était d’ailleurs emparé de cette thématique bien avant la science et nombre de fictions en ont fait leur fil rouge (cf. Sex in space).

Isolés et confinés, nos voyageurs intersidéraux – on se l’imaginait assez facilement – finiraient par se lasser du spectacle offert par les étoiles et se retourneraient très vite et paradoxalement vers des plaisirs tout terrestres ! Imposer la non-mixité des équipes de vol n’arrangerait pas forcément l’affaire.

Et c’est donc là que l’on retrouve Kline et Clynes attelés à imaginer un moyen entre chimie et science des signaux pour réprimer la nature imprévisible de l’homme. Leur projet est clairement énoncé :

Dans le cerveau, la centrale du plaisir pourrait être stimulée afin d’apaiser le besoin d’expression sexuelle.

Ainsi, avant la « 2Suit » imaginée par l’écrivain Vanna Bonta en 2006, la combinaison spatiale n’aura donc jamais de braguette mais un bien moins excitant « UCD » (Urinary Collection Device) conçu à la mesure de chaque astronaute !

La combinaison "Tomato Worm" de B.F. Goodrich offrant une mobilité limitée

Lingerie fine ?

Malgré tout, l’aventure spatiale – puisque Nicholas de Monchaux nous y mène enfin – fut indéniablement unisexe. L’auteur insiste sur le fait que, dans cette conquête, il y eut autant d’héroïnes que de héros.

D’une part, l’ouvrage nous rappelle que le recrutement des astronautes a d’abord été mixte. En 1961, une faction de 13 femmes a commencé à se préparer aux activités « extra-terrestres » mais un ordre venu directement de l’administration de la NASA a tout sabordé du jour au lendemain. Et cela très probablement pour des questions « évidentes » d’image :

Let’s stop this now ! We’re looking for real men !

Par ailleurs, contre toute attente et, surtout, contre l’industrie militaire collaborant habituellement avec la NASA, c’est une entreprise de lingerie fine qui remporte le contrat de la combinaison lunaire. Victoire de mesdames les spécialistes de la culotte gainante et défaite de messieurs les aficionados de la mécanique lourde ! Bruyant effondrement des scaphandres d’airain et danse gracieuse des 21 voiles textiles...

La combinaison spatiale de 1969 et la plus populaire des culottes gainantes de 1949 avaient en commun le même fabricant.

Nicholas de Monchaux revient sur les différentes étapes de cette joute de longue haleine entre artisans du mou et techniciens du dur. Il explicite en détails le coup de théâtre final et fait la part belle aux couturières de l’International Latex Corporation, plus connue sous le nom commercial de Playtex.

Plus modeste que la NASA, cette firme n’en est pas moins prestigieuse : en 1938, au côté du fameux designer Henry Dreyfuss, elle obtint un Marketing Irwin Wolf Trophy pour l’originalité de ses packagings et aura, tout au long du siècle, une forte influence sur la silhouette de la femme américaine et, plus particulièrement encore, sur l’image de l’hôtesse de l’air. Boostée par son expérience avec les militaires de la NASA et ses recherches autour de la « G suit » (combinaison antigravitationnelle), Playtex sera très offensive dans le monde civil du sous-vêtement et commettra quelques révolutions en matière de séduction :

Just another G problem

Culotte gainante et packaging Playtex originaux

Rayon X

Si elles auront d’abord quelques difficultés à s’adapter à l’effrayante bureaucratie de l’agence spatiale, les couturières de Playtex feront néanmoins preuve d’un savoir-faire difficilement égalable. Elles sauront répondre aux exigences de la NASA, des plus sévères, notamment en ce qui concerne la tolérance dimensionnelle. En 1967, parce qu’une seule épingle a été oubliée entre les épaisseurs d’un prototype, la firme fera installer une machine à rayons X dans l’atelier de confection et demandera à ce que la production soit régulièrement scannée par les couturières. Selon de Monchaux qui a pu les rencontrer et les interviewer, ce sont bien elles les véritables héroïnes de la conquête spatiale.

Essayez de coudre en même temps une vingtaine de tissus concentriques à la main et au millimètre près, et vous comprendrez !

Ethel Collins (gauche) et Sue Roberts (droite) reprisant l'assemblage d'une combinaison pressurisée

Simuler

Pour finir, en bon spécialiste de l’architecture, Nicholas de Monchaux n’oublie pas d’analyser les différents espaces de simulation mis en place par la NASA. Son étude est là encore des plus passionnantes. Conçus pour sensibiliser les astronautes à l’environnement lunaire mais également pour séduire les téléspectateurs de CBS avant la véritable retransmission de l’alunissage, les paysages numériques que l’auteur convoque nous font aborder un nouveau domaine d’investigation : l’histoire encore balbutiante de l’informatique et du jeu vidéo.

C’est bien mieux que le simulateur !

lança Aldrin, à peine arrivé sur la Lune. Il faut dire aussi que dans les multiples simulateurs de la NASA, il y a passé des heures et des heures et même des mois entiers. Pour le meilleur et pour le pire. En un sens, la fin de l’ouvrage de de Monchaux crée une boucle intéressante : malmené lors de son entrainement intensif, le corps de l’apprenti astronaute rejoint celui des premiers conquistadors du ciel.

La beauté de la démonstration de l’auteur est là : tout au long de son étude transdisciplinaire, de belles citadines sculptées par la mode côtoient des hommes complètement torturés par la technologie et cela ne nous effraye à aucun moment. Pire, cela nous paraît même toujours logique !

Pour bien comprendre l’enjeu de ces croisements disciplinaires, offrons-nous pour conclure le spectacle d’un John Paul Stapp Jr. propulsé à 1 000 km/h en moins de 5 secondes. Sur un diabolique banc d’essai qu’il a conçu pour lui-même, admirons l’homme céder violemment son corps aux besoins de l’astronomie et s’engager dans de joyeuses séances d’accélération, de décélération ou de dépressurisation toutes plus brutales les unes que les autres. Et, ne l’oublions pas, tout ceci servira à optimiser la confection d’un costume hors norme : la Spacesuit.


Nicholas de Monchaux, Spacesuit : Fashioning Apollo, The MIT Press, Mars 2011 (seulement en anglais). ISBN-10 : 026201520X - ISBN-13 : 978-0262015202.


Pour aller plus loin sur ce sujet :

> Interview de Nicholas de Monchaux dans le très bon BLDGBLOG (avec d’autres illustrations sur la Spacesuit).

> Magazine LIFE du 14 mars 1969 consacré à la conception du LEM (avec notamment un article sur le « Space Age Style from the Italian Bauhaus »).

Texte : creative commons - Illustrations : © MIT Press

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