Quelques véhicules d’entretien urbain
Galerie des monstres : 1964-2018

DOCUMENT : “Véhicules de service urbain”, Esthétique industrielle, n° 65, avril-mai 1964, p. 34. Présenté par Tony Côme.

« Voilà l’exemple pitoyable du gâchis et du mauvais goût installés comme à plaisir dans le laisser-aller et l’incompétence. Ce n’est plus une Place, Parisiens, c’est un dépotoir, une décharge, une poubelle… Ne réagirez-vous pas ? N’avez-vous pas quelque amour pour votre ville, quelque honte devant ce bazar ridicule et quelque envie de voir le cadre de votre existence organisé convenablement… avec l’argent de vos impôts ? » J. Dumond





L’Institut d’Esthétique industrielle, fondé en 1951 par Jacques Viénot, s’était employé à dénoncer régulièrement la dégradation du cadre de vie urbain, en s’appuyant notamment sur le cas parisien. Des éléments de mobilier urbain venaient agrémenter la rubrique « Au pilori » des premiers numéros de la revue Esthétique industrielle qu’il éditait : bacs à fleurs, lampadaires, feux de circulation, abribus, boîtes aux lettres des PTT jugées désuètes, démodées, dont l’apparence formelle, ainsi que le soutenait la rédaction, était marquée par des décennies de retard.

Héritière du « Musée de l’erreur » de la revue Art Présent et plus tard renommée « Hélas ! », la rubrique fustigeait, par le biais de simples compositions photographiques, la laideur, l’obsolescence, le kitsch des aménagements publics de la capitale. En 1964, ces attaques dépassèrent le simple cadre d’une rubrique pour s’imposer comme la thématique d’un numéro entier (n° 65).

Si cet opus, dont la maquette a été radicalement repensée, est en effet dédié à « la ville », les objets mis à l’index y tiennent indéniablement une place plus importante que ceux mis en avant. Une fois n’est pas coutume, dans ces pages, la réprobation supplante la prospection ou la promotion. Même si « c’est à nous de juger », ainsi que l’indique la légende d’un patchwork de photographies de rues et de places parisiennes, la rédaction est claire :

« Ce numéro n’a pas vocation à célébrer la beauté de Paris mais à montrer tous les horribles éléments qui pourraient être redessinés. Nos lecteurs ne devront pas s’étonner de nous voir publier tant de mauvais articles pour éveiller la sensibilité des Parisiens et des autorités. »

Potelets, stations services, éclairages publics, entrées de métro, boîtes aux lettres bien sûr, distributeurs en tout genre, kiosques, avertisseurs d’incendie, horodateurs, enseignes, etc., sont ainsi les cibles privilégiées des éditeurs de la revue.

Jacques Dumond, « Place de l’Alma », Esthétique industrielle, n° 65, mars 1964, p. 53.

Dix ans avant Georges Pérec, le designer Jacques Dumond s’embarque dans une tentative d’épuisement d’un lieu parisien, en l’occurence la Place de l’Alma, dont les conclusions sont peu flatteuses : « c’est un dépotoir, une décharge, une poubelle… »

S’il dénonce là, non pas littéralement le manque d’entretien du quartier, mais plus métaphoriquement le caractère dépareillé de son mobilier urbain, la question du nettoyage de la ville n’est pas esquivée. Comme en témoignent la Une de ce numéro spécial et les quelques lignes que nous reproduisons ici, ce sont les véhicules de nettoyage eux-mêmes, véritables monstres aux yeux de ces pionniers du design français, qui font l’objet de très virulentes attaques :


1. Arroseuse-balayeuse.
Fab. L.M.V. Documentation Voirie Parisienne.
Photo Cayeux et Cure.



Si les pompiers ont l’amour-propre de ne présenter que de rutilantes machines ce n’est pas le cas des postiers dont les autobus rappellent tristement les voitures cellulaires. Les services de la ville nécessitent de nombreux véhiculent spécialisés. Leur fonction modèle généralement leur forme extérieure mais avec plus ou moins de bonheur, suivant que les constructeurs ont pensé leurs problèmes dans le sens de l’esthétique industrielle. Ce sont surtout les efforts d’intégration que nous remarquerons, comme dans l’arroseuse-balayeuse. (1)

2. Balayeuse de trottoir.
Documentation Voirie Parisienne.
Photo Vog.

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Il n’est ni nécessaire ni souhaitable de rechercher le profil d’une voiture de course, ni même l’aérodynamisme pour ces véhicules généralement lents, mais la balayeuse de trottoir (2) évoque le “prototype”, malhabile chef-d’œuvre d’un pays sous-développé. Il est parfaitement compréhensible que cette carrosserie, exécutée en petites séries ne puisse être qu’une combinaison de formes développables.

C’est en fait davantage une juxtaposition qu’une combinaison. Et il s’en dégage d’autant moins l’impression d’un ensemble que l’on s’est ingénié à décomposer encore la carrosserie en appliquant deux teintes différentes suivant un tracé parfaitement gratuit. Même observation pour la balayeuse de caniveaux (3) dont cependant les formes générales sont plus cohérentes.


3. Balayeuse de caniveaux.
Documentation Voirie Parisienne.


5. Benne tasseuse
Tôle duralinox ou acier laqué. Fabricant Sovel.

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Les machines que nous voyons circuler dans Paris présentent un assemblage d’organes disparates, de vérins, de câbles. Ce manque complet d’unité manifeste clairement qu’aucun esthéticien industriel n’a participé à sa conception. D’autres constructeurs présentent des modèles mieux étudiés (4 et 5). On remarquera cependant que ces bennes étant susceptibles d’être placées sur les châssis de camions divers, il y a toujours un hiatus plus (5) ou moins (4) grand entre la cabine et la benne.

4. Benne de voirie.
Fabrication SEMAT.
Documentation Aluminium français.

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[...] Ou la municipalité ne juge pas ces matériels affreux, ou elle ne les voit pas, ou bien encore peut-être s’en désintéresse-t-elle. Dans tous les cas, elle a tort. Nous avons cherché à éveiller la sensibilité de nos édiles à des considérations qui ne sont peut-être pas leur souci quotidien. Si, maintenant, ils continuent à croupir dans l’immobilisme, c’est que nous les avons mal choisis.


NB : Un peu de recul historique nous laisse entendre qu’un concept majeur manque aux auteurs de cette tribune diffusée en 1964 et, pour cause, celui-ci n’est forgé qu’en 1972 lorsque Charles Jencks et Nathan Silver publient leur célèbre ouvrage Adhocism, The Case for Improvisation (Doubleday & Company, Inc., augmenté et réédité en 2013 par MIT Press). Ces grossiers véhicules de nettoyage, récemment apparus dans le paysage urbain européen, sont en effet emblématiques de ce que ces deux théoriciens allaient bientôt baptiser le « style Eurêka ». Ils incarnent, dans leur mise en forme, la résolution très pragmatique d’un problème par addition de solutions immédiatement disponibles. Indéniablement, c’est bien une esthétique de la « dissectibilité », du rapprochement hétéroclite et hâtif, du collage/télescopage non lissé d’éléments disparates, qui caractérise ces artefacts – à l’instar de n’importe quel véhicule au premier stade de son existence :

« Le premier vélo ainsi que la première voiture étaient constitués d’éléments ad hoc ; après que leurs sous-systèmes ont été améliorés et interconnectés, ces véhicules ont atteint une norme relativement stable et donc leur série évolutive prit fin. Ils deviennent alors non-ad hoc ou totaux. »

Néanmoins, plus de 50 ans après la diffusion de ce numéro spécial d’Esthétique industrielle, force est de constater que ce type de véhicules a résisté, plus que tout autre, à une telle évolution. Assez paradoxalement, à Paris comme ailleurs, les formes de ces machines de nettoyage ne semblent pas avoir profité d’un processus de « cleanlining » – pour reprendre une terminologie typique des riches heures du streamline américain. Comme si Jencks et Silver, en glorifiant ce « most exciting moment » de leur vie, leur avaient permis d’en rester là, de s’assumer, d’exhiber fièrement et durablement leur caractère composite, leurs très ostentatoires hiatus :

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