Werkman et The Next Call

Écrit par Charles Gautier

1882-1945 : itinéraire d’un graphiste libertaire hollandais.

Les fanzines, les magazines et les revues indépendantes ont très souvent été un terrain d’expérimentation pour les graphistes. Un support de liberté formelle où tout est permis. De L’Assiette au beurre à Emigre en passant par Ver Sacrum, il existe une véritable histoire du graphisme appliqué à la presse. Il y a quelques années, Steven Heller l’a écrite et on connaît aussi, en France, les recherches de Jean-François Bizot ou de Steven Jezo-Vannier sur la question.

Par son contenu, la presse d’avant-garde ou underground, motrice de changements radicaux et de bouleversements culturels, est une sorte de mise en abîme de la révolution libertaire. Contestataire, souvent anarchiste et subversive, elle fut, dans une certaine mesure, l’instrument d’une désobéissance et d’un rejet des valeurs dominantes.

Ainsi Steven Heller peut noter :

De cette masse critique de pensée et d’action radicale, la création graphique fut la cheville ouvrière.

Des idées fortes et provocantes pourraient-elles en effet s’exprimer sur une page au graphisme insipide ? Non, bien sûr, car « la maquette doit d’emblée déstabiliser le lecteur, le faire réagir », être à l’image de son message : provocante et novatrice.

De toutes les revues d’avant-garde, l’une d’elles répond particulièrement bien aux critères énoncés ci-dessus. Il s’agit de The Next Call, créée et fabriquée par le graphiste hollandais Hendrik Nicolaas Werkman, né en 1882. Il la publie de 1923 à 1926 dans son atelier de Groningen, aux Pays-Bas. Cette revue connaît alors « une influence souterraine et confidentielle [1] ».

Avec The Next Call, Werkman, artiste autodidacte passionné par Van Gogh, Kirchner et Munch, réalisa des expérimentations graphiques innovantes : tests d’impressions avec des caractères en bois, créations formelles, abstractions poétiques, etc. Très moderne et inclassable [2], Werkman n’hésitait pas à élaborer des formes graphiques ludiques et irrationnelles, sans craindre de s’éloigner du Bauhaus et de ses préoccupations fonctionnalistes.

Neuf numéros de The Next Call paraîtront. Les premiers, comme le précise Alston W. Purvis dans son livre sur Werkman [3], ont été distribués principalement par les membres du collectif artistique De Ploeg.

L’un des objectifs de The Next Call était d’ailleurs d’inciter les membres de De Ploeg à se débarrasser de comportements complaisants en art et à questionner l’apprentissage académique. En effet, comme l’explique encore Purvis, de même que Van Doesburg, Lissitzky ou Tschichold, Werkman rejetait les contraintes typographiques classiques. Cependant, contrairement à ces trois artistes, il ne proclamait pas de nouveaux critères.

En tant que fervent et implacable défenseur de la liberté artistique, Werkman ne désirait pas imposer de nouvelles théories ni une réforme politique de la société.

Dans le numéro 7 de The Next Call, Werkman composa ce poème paradoxal qui, finalement, pourrait se lire comme un récit, presque comme le récit de sa vie :

« Lutter est inutile
Lutter n’est pas inutile
Ne pas lutter est inutile
Ne pas lutter n’est pas inutile
Les luttes inutiles sont inutiles
Les luttes inutiles ne sont pas inutiles
Les luttes non inutiles sont inutiles
Les luttes non inutiles ne sont pas inutiles »

Si, dans les années 1920, lutter pour changer politiquement la société ne fut pas sa préoccupation première, il en alla différemment dans les années 1940. Pendant l’occupation des Pays-Bas par les Allemands, Werkman publia en effet des feuillets subversifs intitulés Blauwe Schuit.

Il prit donc parti contre les nazis et fit le choix d’une société libre. Geste héroïque pour l’époque qui lui coûta la vie : en 1945, quelques jours seulement avant la libération des Pays-Bas, les nazis l’exécutèrent, en raison de ses publications clandestines.














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POUR ALLER PLUS LOIN :

♦ Alston W. Purvis, H. N. Werkman, éditions Yale University Press, 2004.

♦ Le graphiste Benoît Santiard travaille actuellement sur Werkman Letterpress, un dessin de caractère réalisé d’après une fonte en bois utilisée par Werkman dans le premier numéro de la revue The Next Call (1923).

[1Alain Weill, Le Design graphique, éditions Gallimard, 2003, p. 11.

[2Dans A History of Graphic Design, Philip B. Meggs l’a rangé dans le chapitre intitulé « The Bauhaus and the New Typography », faute d’une catégorie plus appropriée...

[3Alston W. Purvis, H. N. Werkman, Monographics, éditions Yale University Press, 2004.

texte : creative commons - images extraites de Alston W. Purvis, {[H. N. Werkman, Monographics, éditions Yale University Press, 2004.

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