Show me your body Show me your data
Quantification de soi et politique des données personnelles

Écrit par Loup Cellard et illustré par Charles Beauté

Lors de la 1re Hackers Conference (1984), Stewart Brand, entrepreneur infatigable de la contre-culture américaine, lança à travers l’auditoire un slogan qui restera gravé dans l’imaginaire de l’Internet : Information wants to be free. L’expression maintes fois reprise, détournée ou augmentée, s’affirme comme une matrice très pertinente pour analyser les initiatives d’ouverture de l’information qui ne cessent de fleurir depuis trente ans. L’open source et la culture libre, l’open access (accès aux documents scientifiques) ou encore l’Open Data (ouverture des données publiques) travaillent chacun à leur manière, à appliquer la maxime de Stewart Brand.

En 2007, Kevin Kelly et Gary Wolf, deux journalistes de Wired, lancent le mouvement Quantified Self, qui vise à collecter, visualiser, et publier des données tant corporelles (sommeil, poids...) que des données personnelles de mobilité et de consommation courantes… Nombre d’outils, pratiques et méthodes ont émergé depuis le début du mouvement. Il est maintenant possible de suivre sa mobilité avec l’application Geoloqui, enregistrer la localisation de ses lieux préférés avec Foursquare, comptabiliser les calories perdues lors d’une course à pied avec le bracelet Nike+FuelBand, surveiller son poids avec les balances Withings, son sommeil avec le bracelet Jawbone Up et enfin centraliser l’ensemble de ses données avec Tictrac ou Daytum.

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Bientôt tout sera potentiellement enregistrable et visualisable, nous pourrons alors faire des corrélations vertigineuses entre différentes facettes de notre réalité. Muni de mes Google Glass, je pourrai bientôt tracker mes interactions sociales (nombre de fréquentations de telle personne par semaine, occurrences de certains mots dans mon discours, analyse du sentiment, réactions de mes interlocuteurs...). Chaque soir, je m’observerai à travers un délirium de tableaux de bord, graphiques et réseaux. Mon data center personnel, intelligent et bienveillant aura remplacé mon psy.

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Mapping privacy with small data

Des projets singuliers vont plus loin que la simple collecte et visualisation de données personnelles, ces dernières doivent maintenant être partageables et réutilisables.

En Mai 2013, Naveen Selvadurai (@naveen), le co-fondateur de Foursquare, a ouvert ses données personnelles sous la forme d’une API (Application Programming Interface). L’API Naveen permet d’envoyer des requêtes à la base de données de Naveen et de récupérer ses données de sommeil (heures de coucher et de lever/jour), de poids (en kg/jour), ses pas (nombre de pas/jour), son activité physique (nombre de fuel points/jour), ainsi que les lieux où il s’est rendu dans la journée (avec nom du lieu-dit, latitude et longitude précise, date). On peut s’interroger sur la pertinence et l’utilité de ses données. L’initiative de Naveen Selvadurai est certes marginale, mais si nous étions tous équipés et compétents pour analyser nos données personnelles, nous pourrions peut-être comprendre, anticiper, voire résoudre, des problèmes de santé quotidiens, ou des problèmes complexes et intérieurs, à l’intersection du biologique et du social. L’originalité de la démarche de Naveen Selvadurai vient de la force d’évocation des termes Personal API. En général une API est utilisée pour gérer une masse immense de données (big data), comme l’API de Twitter ou de Google. Naveen Selvadurai s’inspire de ce phénomène pour permettre à des tiers de réutiliser ses petites données (small data).

quantified self

« J’ai toujours été curieux à propos de l’idée d’une API personnelle - un Naveen Quantifié - qui exposerait toute l’information que je connais sur moi-même dans un document propre et ouvert. Je pense que j’ai eu envie de le faire parce que :
1) Je voulais jouer avec l’idée d’un moi virtuel entièrement à l’intérieur de la machine ;
2) l’idée d’un moi publié et toujours-public m’a intrigué (...)
3) et j’ai été curieux de ce que quelqu’un puisse faire avec une telle ressource : est-ce que l’une d’elle serait utile pour la recherche ? Quelqu’un créera-t-il une application à partir de moi ? Ou peut-être tirera-t-il des enseignements que je n’avais pas encore été en mesure de formuler moi-même ? » Naveen Selvadurai [1]

Une autre initiative réalise d’une certaine manière les envies de Selvadurai : la HAT Foundation (pour Hub-of-All-Things) propose à des personnes de mettre à disposition leurs données à une équipe d’économistes, informaticiens, anthropologues et sociologues. Cette fondation lancée en juin 2013 par le Research Council UK Digital Economy Theme, souhaite établir un marché pour les nouveaux services et produits créés avec toutes formes de données : données personnelles, données de l’Internet des objets, données des administrations publiques, données des applications web…. Vraiment, n’hésitez plus, offrez votre corps à la science et devenez un héros :

Digital Person Zeroes donate their body (of data, of course) to the HAT Foundation !

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Dans un contexte de crispation intense sur les problématiques de traçabilité des internautes par les États (affaire PRISM et Snowden) ou par les entreprises (Axciom, Google...), des projets émergent pour redonner du pouvoir aux usagers sur leurs données. La HAT Foundation invite à la création d’un Personal Data Warehouse afin de centraliser ses données, comprendre sa consommation, prendre des décisions sur ses futurs achats ou actions, et potentiellement fournir aux entreprises certaines de nos données afin de créer des services qui nous correspondent réellement. Des initiatives émergent un peu partout afin de freiner les grands acteurs de l’Internet à utiliser nos données à tout-va. En Grande-Bretagne, le programme de recherche Percson développe différentes solutions logicielles pour le contrôle de ses données. Sur le même principe, le Médialab du MIT est en train de tester une application de Personal Data Store, tandis qu’en France, les militants de La Quadrature du Net vont défendre nos droits auprès du Parlement Européen. À ce propos, voir également en France, le projet Mes Infos de la FING.

Les pratiques de documentation de soi sont certes encore balbutiantes. Pour l’heure, réjouissons-nous car les outils du quantified-self permettent de nous réapproprier la comptabilisation de nos actes, qui pour une fois, n’a pas été déléguée à un tiers comme l’État, l’institut de sondage ou la grande entreprise (de l’Internet). Le fait de partager ses données permet d’instaurer une dynamique communautaire qui booste la motivation des usagers. Les indicateurs de santé et de bien-être deviennent alors des indices de contrôle et de performance. Les outils de la quantification de soi accompagnent un mouvement de fond dans l’innovation numérique : le futur du web sera portable (google glass, smart watch, wearable computing) et peut-être bien même interne au corps.

Avec son projet myprivacy.info, l’artiste proposait de vendre ses données personnelles pour quelques dollars. Voir son projet sur Kickstarter.

Couvrez ce web que je ne saurais voir

De l’explosion du partage de ses données personnelles jusqu’à la surveillance des corps dans le secret des États et des grandes firmes, il n’est que question de visible et d’invisible, de révélation et d’obfuscation. L’exemple de Naveen Selvadurai cité plus haut est révélateur d’une vision particulière de l’exposition de soi. Si Naveen a l’impression de partager ses données seulement au cercle restreint des lecteurs de son site, en réalité, tout internaute y a accès, son API personnelle est alors une zone ombragée que le sociologue Dominique Cardon, qualifie d’internet en clair/obscur. On peut se demander jusqu’où cette transparence va s’étendre : ai-je réellement envie que tous les internautes (ou a minima : ma femme, mon banquier, mon futur employeur...) aient accès à des informations sensibles de santé ? Mon identité numérique doit-elle aller jusqu’à l’établissement d’un moi toujours public comme dit Naveen Selvadurai ? Les self-quantifiers ont tendance à penser que puisqu’ils sont à l’origine de la production de leurs données, ils en ont le contrôle, alors que ces dernières continuent de passer par les serveurs des outils de quantification.

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Les questions en suspens et les craintes exprimées ça et là sont alors nombreuses : voulons-nous partager notre intimité sur les réseaux sous la forme d’une prétendue objectivité statistique ? Serons-nous sûrs que nos objets de quantification seront protégés contre des attaques extérieures ? Afin de servir ses intérêts économiques, une entreprise hébergeant nos données corporelles pourra-t-elle les vendre à des tiers sans que l’on ait aucun recours pour l’en empêcher ? Les chiffres sont-ils de bons indicateurs pour analyser notre mode de vie ? Doit-on cautionner l’établissement d’un monde entièrement filtré par la technologie, où notre smartphone a la réponse à tous nos problèmes de santé et où le diagnostic humain n’a plus sa place, comme le montre par exemple la vidéo du projet Scanadu, ci-contre.

Les applications du quantified self outillent les individus pour le “connais-toi toi-même” mais permettent-elles réellement l’introspection ? Le déluge ambiant de visualisations de données tend à occulter un travail important qui est la production d’un discours sur la visualisation : on a tendance à croire que la visualisation de données est une fin en soi, alors qu’elle n’est qu’un moyen (et sûrement pas le seul) pour obtenir une réponse à une question. Où nous mènera cette obsession à vouloir cartographier l’intégralité de notre vie, à vouloir mettre un chiffre et un mot sur le moindre de nos déplacements ? À l’inverse du “connais-toi toi-même”, voilons-nous la face pour un temps et suivons la croyance poétique et irresponsable de l’écrivain Fernando Pessoa, donnons-nous le droit de nous ignorer :

Nombreux sont ceux qui vivent en nous ;
Si je pense, si je ressens, j’ignore
Qui est celui qui pense, qui ressent.
Je suis seulement le lieu
Où l’on pense, où l’on ressent

Fernando Pessoa [2]

Ni un profil facebook, ni une visualisation de donnés ne permet de retranscrire la complexité de nos vies.

La place du designer et le partage des responsabilités.

La volonté de transparence et de libre accès à l’information promue par Stewart Brand serait donc susceptible de se retourner contre nous. Comme le suggère le collectif de graphistes Metahaven, nous sommes entrés dans l’ère de la transparence noire. Les graphistes notamment connus pour leurs travaux pour Wikileaks présentent en ce moment à Maastricht, une exposition intitulé “Black Transparency - The Right To Know In The Age Of Mass Surveillance”. Ils insistent en particulier sur le rôle des designers dans le changement social et la production des discours :

“Les démocraties actuelles présupposent un gouvernement ouvert et une vie privée. La confiance est un concept-clé dans les relations entre les entreprises, les gouvernements et les citoyens. La transparence est une extension du concept de confiance [...] L’internet est une superstructure de création, transmission, et imitation, ce qui veut dire que les designers ne sont pas seulement capables de produire un message mais aussi de jouer un rôle important dans la catalysation du changement politique et social.” [3]

Ce rôle de catalyseur est souvent écarté car bien souvent on se contente de laisser les designers au bout de la chaîne de production (design d’information, graphisme…) ou au début de cette chaîne (création d’outils…). Cette posture critique et politique du designer devrait être davantage conscientisée par les designers, les chercheurs, les analystes de données et autres pourfendeurs des big data. Une double responsabilité doit alors être entendue : responsabilisation des internautes dans les traces qu’ils laissent et responsabilisation des designers (et/ou des chercheurs/informaticiens) dans la production du message qu’ils mettent en place : quelle éthique ? Quelle mise en scène ? Quel storytelling pour quels projets ?
Une nécessité de régulation sur l’usage des données personnelles doit être mise en place, car après les scandales PRISM et Snowden, les internautes ne croient plus en la responsabilité des entreprises/institutions collectant nos données.

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Poison et pouvoir des big data.

Depuis une cave située sous le métro de Tokyo, Colin Laney, héros cyberpunk de William Gibson [4], est capable d’analyser les masses de données circulant sur les réseaux et de voir, littéralement, la forme de l’Histoire : « la forme composée de chaque récit, chaque version… cette chose que lui seul (à sa connaissance, en tout cas) pouvait voir » [5]. Dans un orphelinat en Floride, Laney s’est drogué au 5-SB, une substance chimique qui lui a donné ce pouvoir, mais ce cadeau empoisonné l’oblige à rester cloitré toussant et suffoquant dans un recoin sordide d’un Tokyo impossible. Hanté par l’image de Rei Toei, une star de synthèse dont il est tombé amoureux, il pressent dans les flux de données l’arrivée d’un événement qui va changer l’humanité. Colin Laney serait-il une sorte de préfiguration imaginaire de nos data scientists contemporains, le pouvoir de manipuler des données devenant un poison brûlant pour nos propres corps ?

POUR ALLER PLUS LOIN

Livres :
Le guide pratique du quantified-self, Emmanuel Gadenne, 2012.
The intention economy, Doc Searls, Harvard Business Review Press, 2012.
Raw data is an oxymoron, Lisa Gitelman, MIT press, 2013.

Articles scientifiques ou de blog :
Six provocations au sujet du phénomène Big data, (traduction française via Internet actu) Danah Boyd et Kate Crawford, 2011.
Finalement, documentez moi ! Hubert Guillaud, un des premiers articles en français sur le quantified-self, 2008.

Projets innovants :
Mes infos par la Fondation Internet Nouvelle Génération, 2013. “Expérimenter le retour des données personnelles vers les individus qui les concernent.”
Mi data Innovation Lab, initiative anglaise très prôche de “Mes infos” mais moins avancée dans son processus.

Études :
Bien vivre grâce au numérique, Conseil général de l’industrie, de l’énergie et des technologies, 2012.
À la recherche du E-Patient , TNS Soffres, Avril 2013.

[1Traduction de l’auteur. Texte original ici : "I’ve always been curious about the idea of a personal API – a ‘quantified Naveen’ – that would expose all of the information I knew about myself in a clean, open document. I think I’ve wanted to do this because :
1) I wished to play with the idea of a ‘virtual me’ that’s entirely inside the machine ;
2) the idea of a ‘published’, always-public me has intriguied me (...)
3) and I’ve been curious what one might be able to do with such a resource : will any of it be useful for research ? might one create apps on top of me ? or perhaps draw insights that I haven’t yet been able to see myself ?" À lire dans son contexte ici : http://x.naveen.com/post/5180869279...

[2Écrit par Fernando Pessoa sous le pseudonyme de Ricardo Reis, Odes, in Poèmes Païens, Christian Bourgois, Paris, 1989. Source : Wikipédia.

[3Traduction de l’auteur. Texte original : “The current Western democracy presupposes open government and personal privacy. Trust is a key concept in the relationship between business, government, and citizen. Transparency is an extension of the concept of trust.[...] The Internet as a superstructure of creation, transmission, and imitation, means designers are not only capable of creating a message but also to play an important role in catalysing political and social change.” À lire dans son contexte ici : http://www.bureau-europa.nl/en/mani...

[4William Gibson, Tomorrow’s Parties, J’ai lu éditions, 2004. 1re édiion, 1999

[5Ibid, p 191

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