À corps perdus
Rencontre avec Joséphine Pellas, restauratrice de corps absents

Propos recueillis par Émilie Hammen, photographies de l’exposition : Constance Guisset, photographies des ateliers : Émilie Hammen.

La présentation de vêtements dans un contexte muséal soulève une multitude de paradoxes. Des questionnements que la performance orchestrée par Olivier Saillard avec Tilda Swinton l’année passée avait judicieusement soulignés. Une impossible garde-robe est ainsi conservée dans les musées, car les corps qui les ont portés ne sont plus. Non que leurs propriétaires aient tout simplement disparu au fil des siècles, mais surtout parce que les différentes morphologies que ces pièces appellent sont révolues.

C’est un regard sur ces silhouettes et les artifices qui les modèlent que propose l’exposition La Mécanique des dessous, présentée jusqu’au 24 novembre au musée des Arts décoratifs. Un parcours tout aussi riche que ludique que nous livre Denis Bruna, nouveau conservateur en charge des collections antérieures au XIXe siècle pour sa première exposition dans l’institution parisienne. Pour comprendre au mieux les rouages de cette mécanique, nous avons rencontré Joséphine Pellas, restauratrice textile qui mène un travail singulier autour de ces corps absents.

Strabic : Peux-tu nous expliquer ton travail ? Quelle est ta formation ?

Joséphine Pellas : Au sein du département conservation-prévention des collections du musée des Arts décoratifs, je suis chargée de la mise en exposition des œuvres mode et textile. J’ai suivi un cursus de spécialisation dans la restauration textile à l’Institut national du patrimoine puis le master de conservation préventive à l’université Paris 1. C’est ce travail de prévention sur les collections que je poursuis aujourd’hui. Un travail qui a lieu à tous les stades de la chaîne d’action dans un contexte muséal comme celui des Arts décoratifs.

Ici notre mission est double : d’une part exploiter les collections, c’est-à-dire les montrer au public, et d’autre part les conserver. Ce sont en réalité deux missions complétement antinomiques ! Pour bien exposer un vêtement, on aimerait le mettre en pleine lumière, ou encore faire souffler du vent dans les drapés d’une robe pour animer le tissu par exemple… soit une dégradation assurée ! On disait justement autrefois « la soie est un déjeuner de soleil » parce que la lumière endommage la couleur puis la fibre même du tissu.
Un système d’éclairage dynamique a été installé depuis l’ouverture dans les galeries de la mode afin de minimiser l’aspect cumulatif de la lumière. Par exemple 50 lux de rayonnement pendant une heure est égal à 100 lux pendant une demi-heure. Le système est donc basé sur le fait que la puissance lumineuse conjuguée au temps peut diminuer la quantité de lumière reçu par les œuvres sur six mois d’exposition. En fonction des réglages informatiques gérés par les éclairagistes œuvrant aux Arts Décoratifs, nous pouvons ainsi maîtriser la lumière. Toutefois l’exploitation du système n’a pas toujours été systématique. Inviter le plus souvent à son exploration est préférable, cela permet de réduire les dommages inhérents aux méfaits de la lumière. Sur l’exposition Madeleine Vionnet, une approche scientifique du système a permis des variations à peine perceptibles à l’œil nu, c’est là que le système a été exploité subtilement pour la première fois.

Donc tu décrirais ton métier comme celui de restauratrice ?

Restauratrice textile est en effet mon titre, mais j’ai en quelque sorte créé mon poste avec le temps. C’est là que les Arts décoratifs sont assez exemplaires, dans cette attention portée à la mise en exposition des pièces.

En quoi consiste cette mise en exposition justement ?

J’agis dans le domaine de la prévention aux différentes étapes du parcours des œuvres. Et parmi ces étapes, il y a le travail de mannequinage. Pour l’expliquer, je dirais que c’est le contraire du travail de la costumière. Là où la costumière suit le corps et peut résorber une difficulté d’un coup d’épingle ou en effectuant un pli pour changer la forme d’une manche, le mannequinage cherche à retrouver le corps qui va dans le costume et à le recréer. C’est vraiment un travail d’écoute, d’observation du vêtement et du textile.

Je dis souvent qu’au cours des siècles, le corps suit la mode et que la mode suit le corps.

Quand on considère les changements des morphologies à travers l’histoire, il y a certes cette idée d’une évolution : on est plus grands que nos aïeuls et nos enfants le seront encore plus. Mais il y a aussi une réelle communication entre le corps et la mode, l’un épouse l’autre. Comme si, quand l’homme ou la femme désire une mode, son corps l’habite. Je pense par exemple à Cléo de Mérode, célèbre danseuse des années 1900, qui, au naturel et sans corset avait un tour de taille de seulement 47 cm !

C’est cette évolution des mesures du corps dont tu as voulu rendre compte avec la farandole de mannequins présentés à la fin de l’exposition La Mécanique des dessous ?

Oui, tout à fait. On y voit justement du XVIIIe siècle à nos jours les variations de la silhouette : les différentes manières de se tenir, de « porter son corps » se traduisent selon les époques entre hauteur de la poitrine, position de la taille, longueur du buste, inclinaison d’épaules, courbes du dos, bascule des hanches. Avec cette frise, j’ai voulu souligner l’idée selon laquelle le corps et la mode dialoguent sans cesse.

Comment savoir alors quel fil suivre pour restituer la silhouette au plus juste par le mannequinage ?

Pour ça, un vrai travail d’iconographie est nécessaire. On procède à des recherches pour voir comment la pièce devait être portée. Pour le cas de Vionnet, on avait toutes les images de dépôt de modèles mais on retrouve aussi des croquis des créateurs. Pour le XIXe siècle, on a encore toutes les revues et gazettes de mode. On regarde aussi comment la pièce a pu être mannequinée dans le passé et dans le cas d’expositions assez anciennes on voit les progrès qui ont été réalisés depuis ! Le mannequinage, c’est comme un soclage pour un objet avec à la fois la mission de restituer l’œuvre dans son temps (en choisissant le bon mannequin, la bonne morphologie) et d’apporter le bon support qui garantit le confort matériel de l’étoffe et donc sa meilleure conservation.
Concrètement, on crée une fiche de mannequinage pour chaque vêtement présenté : on y indique le buste qui lui correspond et les modifications qu’on y apporte avec des assemblages de mousse, de toile de coton ou de ouatine, que l’on modèle et qui redessinent un corps singulier.

On développe un ensemble de stratagèmes pour reconstituer des bras, des jambes, des fesses… toujours en écoutant ce corps absent avec toutes les particularités qu’il peut avoir.

C’est une démarche récente, cette écoute particulière, cette reconstitution du corps qui « habitait » le vêtement ?

Je dirais que ça s’est développé progressivement au cours des trente dernières années. En revoyant les images des premières expositions au musée Galliera dans les années 1950, on peut voir avec amusement comment des mannequins modernes, avec cette allure propre à l’après-guerre (taille marquée, seins hauts, la silhouette du New Look en somme), avaient été utilisés pour présenter des pièces de 1850. Ce décalage total du point de vue de la morphologie nous permet aujourd’hui de tirer un enseignement : qu’est-il juste de reproduire ? Qu’est ce qu’on ne pourrait pas se permettre de restituer comme tel aujourd’hui ?

C’est donc vraiment l’arrivée de la restauration et de sa déontologie dans le contexte muséal qui va marquer les pratiques durant les dernières décennies. Celle-ci allant de pair avec l’augmentation du nombre d’expositions et donc la fréquence avec laquelle on montre les pièces, ce qui les abime davantage. Au lieu de restaurer à cause d’une mauvaise présentation ou d’un
mauvais conditionnement comme ce fût le cas jadis, on réfléchit davantage au juste support, au meilleur environnement, aux matériaux et à la structure de l’œuvre.

L’exposition La Mécanique des dessous qui met en lumière ce qui se passe sous le vêtement, c’est un peu comme une mise en abyme de ton propre travail ?

En quelque sorte. Mais il faut bien comprendre que l’on n’utilise bien sûr pas les dessous de l’époque du vêtement pour l’exposer. On recherche toujours de nouvelles idées, des astuces, des mécaniques justement pour incarner le vêtement. Il y a en ce sens une part de créativité, ou du moins d’ingéniosité. Et chaque exposition est comme un nouveau défi, un équilibre à trouver entre une thématique, une scénographie et des impératifs techniques et matériels.

Pour La Mécanique des dessous, il y avait cette belle idée d’animer les vitrines par des reconstitutions : on a mis en mouvement une crinoline ou encore fabriqué d’après des gravures médiévales une pièce dont on ne connaissait pas d’exemplaire conservé à ce jour : un panseron, sorte de pourpoint avec un volume au niveau du ventre. On a travaillé pour cela avec toute une équipe, avec des costumiers mais aussi des carcassiers par exemple !

Et tout ce projet venait s’intégrer dans celui de Constance Guisset qui a conçu la scénographie. Sa posture, au sein de cette exposition, a été vraiment intéressante : au lieu de venir avec des idées très arrêtées sur la manière de montrer les pièces, elle a d’abord tenu à nous écouter parler de notre travail. Elle a aussi visité l’atelier. C’était une réelle collaboration.

Et comme témoignage de votre entente, on peut ainsi dans l’exposition s’asseoir sur un nouveau siège de Constance Guisset, dont les lignes se lisent comme un clin d’œil aux tournures du XIXe et qui est baptisé Joséphine !


La Mécanique des dessous, une histoire indiscrète de la silhouette
Exposition jusqu’au 24 novembre 2013 au musée des Arts décoratifs, 107 rue de Rivoli, Paris.

Texte : creative commons, photographies exposition : © Photo Guisset, photographies ateliers : © Émilie Hammen.

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