Ménager le soin
Architecture et ménage : volet 2/2

Propos recueillis par Édith Hallauer à Paris, le 13 novembre 2018.

L’entretien, le ménage et la gestion des lieux intéressent-ils les étudiants en architecture ? À l’heure où les métiers de service sont dévalorisés au profit des métiers "créatifs", nous sommes allés interroger Ariane Wilson et Pierre David, deux enseignants-chercheurs de l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-Malaquais, à propos du cours qu’ils proposent, intitulé « Aux petits soins ». Rencontre.



Strabic : Vous avez construit un module de cours autour des questions de soin, d’attention et d’entretien. D’où provient cette idée ?

Pierre David : Ariane et moi avions un regard particulier sur le soin et l’attention aux choses. Nous nous interrogions sur l’entretien au sens large.

Nous sommes partis du jardin, parce qu’au fond entretenir est l’activité principale du jardinier. On s’est demandé s’il y avait un équivalent dans la sphère architecturale.

Si un jardinier n’entretient pas, il n’y a plus de jardin. En architecture, c’est moins évident. C’est ce rapport entre l’espace projeté et les relations qui s’y tissent qui nous intéressait, y compris les relations d’habitants. C’est par l’entretien qu’on entre en relation avec un espace.

Ariane Wilson : C’est une idée qui vient aussi de l’ailleurs. Nous avons chacun beaucoup voyagé, ce qui nous a fait découvrir des pratiques collectives liées à l’entretien, des soins d’édifices ritualisés qui contribuent à un sentiment de communauté et à un rapport affectif aux choses et aux lieux.

Ces soins dépassent l’entretien individuel et domestique, et s’étendent aux espaces publics. La saisonnalité, le rythme de ces rites d’entretien nous a beaucoup marqué, car ils correspondent à l’idée que ce qui nous entoure s’inscrit dans une cosmologie. Nous avons aussi un point d’entrée lié aux discours sur le “durable”. Il nous semble qu’au niveau politique et citoyen, il y a là quelque chose d’essentiel. L’entretien est ce qui permet de durer.

Nous parlons d’ailleurs de fragilité comme d’une valeur positive : l’idée n’est pas de faire durer les choses éternellement, mais plutôt d’accepter le fragile parce qu’il faut s’en occuper.

P : On va jusqu’à penser qu’il faut concevoir des édifices fragiles pour qu’ils nécessitent d’être entretenus régulièrement. On oppose au durable le fragile, pour construire un regard spécifique, une attention aux choses, une attitude. On demande aux étudiants de devenir “jardiniers”. Alors évidemment, c’est un peu surprenant comme manière de penser, pour des architectes.

Il s’agit donc de sortir de la posture du concepteur démiurge ?

A : Oui, ou plutôt de transformer le regard sur la conception. Car au-delà de la question du propre, nous pointons surtout le manque de soin global en architecture. C’est une attention envers l’existant, un besoin de s’y intégrer avec délicatesse, qui est un mot important pour nous aussi.

P : C’est surtout une question de regard. On s’aperçoit très vite que tout est fragile et que tout ce qui nous entoure rend nécessaire une attention. C’est un regard qui est écarté d’habitude volontairement, qu’on essaye là de réhabiliter.

Comment le cours s’organise-t-il concrètement ?

A : C’est seulement la troisième année que l’on propose ce cours optionnel, qu’on appelle à l’école un “développement”, correspondant à trois heures par semaine pendant un semestre, avec dix à quinze étudiants. Il est destiné aux 2e et 3e années. C’est une sorte de séminaire expérimental, que nous rattachons vraiment à des questions de pratique.

On commence par demander aux étudiants un souvenir de soin d’un espace, d’eux-mêmes, de leurs parents ou grands-parents.

P : C’est très intéressant, car on a des étudiants qui viennent de milieux et de cultures très différents. Certains étudiants coréens ou chinois nous ont raconté comment leurs grand-mères jetaient un seau d’eau sur le pas de leurs portes pour rafraîchir le sol le matin. Cela nous amène rapidement à sortir de la seule sphère du champ architectural pour questionner le rapport à l’autre, le geste, le souvenir, la singularité.

A : Nous rythmons ensuite le cours en alternant retours de lectures, pour lesquelles nous avons fait une large sélection thématique, et actions concrètes. Il faut dire qu’il n’existe pas vraiment, à notre connaissance, de cours sur cette notion en général. Nous avons donc d’abord dû faire un travail de constitution d’une bibliographie que nous avons segmentée en chapitres.

On commence par le soin du corps, les gestes dans le champ médical, mais aussi des exemples de cultures où l’on considère la maison comme un être animé ; l’idée, donc, qu’une architecture est un corps. Puis nous travaillons sur l’attention de l’artisan, le geste.

Nous organisons des visites chez différents “artisans du soin” : des femmes de ménage, mais aussi un correcteur dans le monde de l’édition, une restauratrice de fresques.

Il y a ensuite une série de textes sur l’esthétique de la patine, le vieillissement, la mémoire. Nous questionnons aussi le patrimoine, la restauration de bâtiments anciens à l’aide de textes classiques comme ceux de Camillo Boito ou de Victor Hugo. Puis nous ouvrons un chapitre sur l’entretien et la réparation des choses comme économie alternative, ce secteur économique peu quantifié mais qui fait tourner la planète.

Un chapitre sur le ménage pose la question des frontières entre sphères privées et publiques : qui entretient quoi ? Sur ce sujet, on examine des extraits de réglementations comparées entre différents pays, notamment sur les responsabilités collectives. La loi belge est très intéressante, et nous avons aussi des témoignages surprenants de la part d’étudiants japonais. Nous abordons ensuite les rites de renouvellement, notamment par l’exemple de la Mosquée de Djenné.

C’est un édifice en terre dont la population vient tous les ans, depuis des siècles, refaire l’enduit. Ceci engendre, par le biais du rituel, une transmission de savoir-faire.

L’anthropologue Trevor Marchand a d’ailleurs étudié et montré comment, à partir du moment où cet édifice a fait partie du patrimoine mondial de l’Unesco, des experts étrangers ont créé des enduits plus résistants qui ont indirectement brisé cette transmission. On termine le cours en interrogeant l’éthique du care, née dans la sphère féministe et plus largement en politique.

En regard de chacun des thèmes de ces lectures, on demande aux étudiants de proposer chaque semaine une action concrète. Cette année, l’école des Beaux-Arts dans laquelle nous sommes installés était en travaux. On leur a donc demandé des actions de soin dans ce site. Certains ont proposé de repeindre régulièrement un mur avec de la peinture faite de pigments trouvés sur le site, donc très fragiles. Il y a aussi eu de la photographie, de la sculpture. Cette année, l’exercice consiste à réaliser une série de courts-métrages sur la perception du soin qu’ont divers artisans au sens large du terme, suite aux rencontres que nous avons faites avec eux.

La première année, on a demandé aux étudiants de reprendre chaque semaine un projet qu’eux-mêmes avaient fait l’année précédente.

C’était justement dans l’idée que le soin se répète, demande de l’entraînement et de la patience. On a remarqué que cela ne se pratique jamais dans les études d’architecture : revenir sur un travail déjà fait, à la lumière de nouveaux questionnements. En général à la fin d’un semestre, on range, on jette. Le projet est souvent une fuite en avant, on ne reprend jamais les choses. On a d’ailleurs des outils de représentation incroyables, mais peu d’outils de reprise du projet. Là, on leur demande d’entretenir le projet.

Dans quel sens reprennent-ils leurs projet, à quoi cela ressemble-t-il ?

P : Ils se posent souvent la question de la fragilité, donc parfois ils altèrent des matériaux qu’ils avaient prévu d’utiliser.

Ils viennent à penser des choses plus éphémères dans l’idée que c’est l’interaction entre l’humain et la matière qui va devenir l’objectif du projet.

A : Ou ils redessinent quelques aspects précis pour y introduire certains enjeux. Ce peut être des propositions d’usages, qui vont du local partagé dans des logements collectifs à des changements de systèmes structurels. Une étudiante a travaillé sur le changement des hauteurs de lavabos, par rapport à une culture musulmane qui requérait des usages spécifiques.

Vous avez aussi proposé aux étudiants une immersion avec les équipes de ménage de l’école, pourquoi ?

A : C’était pendant les travaux de restauration de l’école, un haut lieu patrimonial. Nous leur avons demandé de se joindre tour à tour aux artisans de la restauration et à l’équipe de ménage de l’école, parce qu’il nous semblait intéressant d’éveiller aussi le regard sur ce type d’entretien, moins valorisé que l’artisanat de la restauration.

Suivre l’équipe de ménage, ça veut dire être à l’école à 6h du matin, être avec les “invisibles” qui voyagent en pleine nuit pour arriver très tôt au travail.

C’est apprendre les gestes et observer es des façons de faire avec des produits et ustensiles de nettoyage. Ils se sont rendu compte très vite de la technicité de ces métiers et d’un certain nombre de difficultés.

Aux petits soins, 2017. © Jaemin An, Jeanne Careau, Sabine El Khoury, Mélissa Guiguin, Pietro Mariat, Inès Pradeu, Abla Tahri.

P : Par exemple, à l’école c’est très compliqué de remplir des seaux d’eau, les robinets sont mal faits pour le ménage. On a demandé aux étudiants de modifier ou transformer des parties de ces espaces, de manière à améliorer les conditions du travail. Ils sont parvenus à faire baisser le tuyau d’arrivée d’eau et ont réalisé des petites actions concrètes : un seuil abaissé, l’installation de patères pour accrocher des chaises.

A : Ils ont réalisé un film dans lequel ils ont mis en rapport les gestes du chantier de restauration avec les gestes des femmes de ménage. Ils mettent là en parallèle deux formes de soin qui n’ont pas le même statut social. Un des leitmotiv de ce film est cette dame qui est obligée d’appuyer dix fois sur le bouton du robinet pour remplir le seau. Par ce cours, on est devenus très proches de l’équipe de logistique de l’école, qui est contente qu’on s’intéresse à elle. Ça crée une dynamique intéressante avec les étudiants.

Ils réfléchissent et agissent donc à des échelles très différentes ?

P : Il est très saisissant de voir les étudiants prendre tout d’un coup conscience de notions auxquelles ils n’avaient jamais pensé, et qui vont les habiter pendant au moins le temps de leurs études. Ce sont des choses que personne n’énonce dans l’école. Je pense que ça les perturbe et que ça impacte ensuite les ateliers de projet.

A : Par exemple, on a eu une étudiante qui, suite à ce cours, est venue dans un studio de projet que je mène avec une collègue, Anne Bossé, où il s’agit d’observer la façon dont des communautés étrangères sont installées dans le contexte francilien.

Elle a fait quelque chose de très étonnant : elle a suivi toute la biographie d’une réfugiée vietnamienne arrivée en France, puis partie au Bangladesh et enfin expatriée à Singapour, à travers son peigne.

Cet objet qui permet de soigner le cheveu à partir d’une culture de l’entretien du cheveu conditionne la disposition d’une salle de bain, la position d’un miroir. Ce peigne qui était de fabrication chinoise au moment du communisme avait un statut très particulier, un peu fétiche pour la dame, elle l’avait transporté dans tous ses déplacements. Et maintenant c’est la nounou de sa fille à Singapour, qui est philippine, qui peigne les cheveux de sa fille avec ce peigne. L’étudiante a suivi les dispositions des pièces de soin de cette dame à travers chaque étape. Et ensuite elle a conçu un appartement complet à partir du peigne, qui engendre le reste de l’espace.

Je pense qu’elle n’aurait pas travaillé sur cet objet si elle n’avait été amenée à réfléchir autrement. On invite les étudiants à s’approcher des usages, à ne pas rester à distance de la matière qu’ils manipulent. Le soin nécessite de s’approcher des choses. C’est un cours qui change les attitudes, les perceptions.
C’est aussi un module “anti-indifférence”, qui se décline avec chaque feuille qu’ils nous rendent, la manière de montrer un dessin, de présenter les choses, d’afficher sur le mur, le soin porté à chaque photographie… On leur montre que toute forme d’indifférence même par rapport aux outils est une sorte de déresponsabilisation.

P : Et les échelles varient. Il y a bien sûr l’espace domestique, la maison, les objets, mais aussi le paysage, la ville, l’espace, la région, et ce qui relie les villes entre elle. Cette notion d’entretien interroge aussi l’entrelacement des échelles. En fait c’est infini, on pourrait même dire qu’une école se construit autour de cette notion-là.

On pourrait presque ne plus parler “d’architecture” mais de “prendre soin” à la place.

Notre métier d’architecte est en train de changer en profondeur, et il nous semble que ces notions nous permettent de le refonder sérieusement.

Merci à Catherine Clarisse d’avoir provoqué cette rencontre.

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