Traitement hydrophile à longue durée, spray super déperlant, aspirateur autonome, four à catalyse, chemise immaculable… Si l’autonettoyant s’impose comme une nouvelle mythologie, alors Frances Gabe (1915-2016) en est la Pythie. Son temple, elle l’a construit elle-même à Newberg, dans l’Oregon.
L’idée de la maison autonettoyante aurait pu naître au sein d’un prestigieux campus universitaire américain, de l’imagination de chercheurs chevronnés, plusieurs fois primés. En 1974 par exemple, suite au dysfonctionnement de son système de protection incendie, une zone du Brookhaven National Laboratory est intégralement remplie d’une épaisse mousse savonneuse.
Mais non, à ce moment-là, les scientifiques ne décèlent pas les potentielles retombées domestiques de cette foam party improvisée.
La "Bubble Chamber" du Brookhaven National Laboratory, suite au dysfonctionnement du système de protection incendie, en 1974.
Frances Gabes citée par Patricia Leigh Brown, "Modern marvel : The self-cleaning house", Times Daily/Sunday, 3 février 2002. + Voir Paulette Bernège, Si les femmes faisaient les maisons, Paris, Mon chez moi, 1928.
Non, il faut être une modeste femme pour avoir cette intuition, une Américaine moyenne, asservie quotidiennement aux tâches ménagères. Une femme qui, comme Frances Gabe, lassée de nettoyer la confiture que ses enfants tartinaient avec un malin plaisir sur les murs, perdit un jour son sang-froid, brandit le tuyau d’arrosage du jardin et passa toute sa maison au jet d’eau.
D’après ses dires, deux anges l’auraient aidée à dessiner les plans de la maison.
Frances Gabe n’a jamais cru aux promesses à court terme de Mr. Muscle. C’est d’ailleurs après avoir mis son mari à la porte qu’elle eut, sous la forme d’une révélation divine, l’idée de la maison auto-nettoyante.
Frances Gabes s’exprimant dans le Baltimore Sun, en 1981. Reprise par le New York Times en 2017.
Vers une architecture auto-nettoyante
Frances Gabe nous a quittés en 2016, à l’âge de 101 ans. La même longévité que Margarete Schütte-Lihotzky, à une année près. Mais clairement pas la même notoriété. Le même esprit d’initiative, de l’inventivité, c’est certain. Mais son modèle d’habitat idéal, contrairement à la Frankfurter Küche, n’a pas été dupliqué des centaines de fois ni reproduit dans les grands musées d’arts appliqués du monde entier. Cette fille d’architecte, un peu artiste, céramiste, joaillère, surtout bricoleuse, a dû concrétiser son rêve elle-même, le bâtir de ses propres mains. Une maison témoin, faute de mieux. Sa maison personnelle à Newberg, dans l’Oregon.
Pendant douze ans, et ce sans interruption ou presque, sa bétonneuse a tourné à plein régime – et ses relations de voisinage, au vinaigre.
Plan de la self-cleaning house construite par Frances Gabe durant les années 1970.
Dans les index des histoires de l’architecture homologuées par la corporation, après Catharine Beecher, après Christine Frederick : inutile de chercher, vous ne trouverez pas son nom. Elle n’a pas le même pédigrée, pas eu son droit d’entrée. D’ailleurs, c’est tout de suite après le Facteur Cheval, ou bien non loin du prestidigitateur Robert-Houdin, deux autres grands oubliés de ces récits officiels, qu’il faudrait plutôt la placer.
Des buses rotatives traversent le plafond de chacune des pièces et peuvent, à tout moment, selon le bon vouloir de la maîtresse des lieux, cracher leur tourbillon de semence lessiveuse. Il faut, bien sûr, prendre quelques précautions, plastifier les tableaux accrochés aux murs, protéger un peu les prises électriques, bien choisir ses bibelots et couvrir ses livres.
Frances Gabe a pensé à tout cela et, au passage, déposé plusieurs brevets.
Extraits des brevets déposés par Frances Gabe en 1984.
Gabe savait habiter autrement. Ses vêtements étaient stockés dans un hybride entre dressing et pressing. À la fin d’un repas, elle rangeait les assiettes sales directement dans ses placards-égouttoirs. Lorsqu’elle lançait un cycle de nettoyage, elle ne sortait jamais sans son parapluie, par crainte d’avoir oublié quelque chose chez elle.
Après ce déluge d’intérieur savamment orchestré, la maison s’auto-rinçait puis s’auto-séchait. L’eau était enfin évacuée par le plancher. En théorie. Car dans la pratique, nul ne sait si ce système automatique à la Rube Goldberg a un jour vraiment fonctionné.
Les maquettes réalisées par Frances Gabe sont aujourd’hui conservées au Hagley Museum de Wilmington. En 2003, elles ont été exposées au Women’s Museum de Dallas.
Frances Gabe rêvait d’une cité entière reprenant, à plus large échelle, les différents systèmes qu’elle avait développés. Une Broadacre City autonettoyante. Elle parcourait les États-Unis, une maquette sous le bras, pour tenter de convertir le pays – quand d’autres, par le truchement d’une réunion Tupperware, étaient faites prisonnières de leur propre salon. Avec Sponge City, Peter Cook, le grand Peter Cook, ne développait-il pas au même moment une utopie similaire ?
Peter Cook, Sponge Building, 1975.
Habiter le lave-vaisselle
Qui n’a pas eu un jour envie d’habiter, non pas l’éponge comme Peter Cook, mais, à l’instar de Frances Gabe, son lave-vaisselle ? De voir au moins ce qui se passe à l’intérieur de cette machine, une fois son opaque porte refermée ?
En 1980, Yves Stourdzé engageait les lecteurs de la revue Culture et Technique (n° 3) à faire une fois dans leur vie l’« Autopsie d’une machine à laver » :
« Prenez, je vous prie, une machine à laver et autopsiez-la ! Avec beaucoup de soin, comme il se doit. […] Pour quelles raisons, vous demandez-vous, cette autopsie mécanique ? Mais précisément pour analyser en profondeur les contraintes qu’une société et une époque imposent aux instruments les plus quotidiens. En ce sens, une machine à laver, dans sa banalité, comme dans sa simplicité, constitue une plaque sensible. »
S’étant lui-même prêté à l’expérience, il témoignait :
« Voici qu’apparaissent, par couches successives, des personnages, des groupes, des acteurs, des intérêts et des panoramas imaginaires. […] Rapports de forces et choix politiques ne sont pas ici dessinés en trompe-l’œil, ni modelés en carton-pâte. Non. Inscrits dans les ressorts et les cames ; moulés, usinés dans le métal, ils se sont nichés peut-être discrètement, dans notre machine. »
Frances Gabe ouvre une autre voie. Il ne s’agit plus de tout démonter, de faire des éclatés pour ausculter l’inerte, l’objet technique inanimé, mais bien de l’habiter au sens où Gaston Bachelard l’entendait :
Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos, 1948.
« Suivons les poètes et les rêveurs à l’intérieur de quelques objets. Franchies les limites extérieures, comme cet espace interne est spacieux ; comme cette atmosphère intime est reposante ! […] Ici s’offre vraiment une perspective dialectique, une perspective renversée qu’on peut exprimer dans une formule paradoxale : l’intérieur de l’objet petit est grand. […] Pour en être sûr, il suffit d’aller en imagination y habiter. »
Ou d’y placer une petite caméra submersible – dans le cas précis du lave-vaisselle – puisque cela est aujourd’hui très facile à mettre en œuvre. Sur YouTube, la vogue des vidéos de type « GoPro Dishwasher » trahit cette tentation d’habiter le lave-vaisselle – bien plus largement partagée qu’on pourrait le penser (certaines d’entre elles dépassent les neuf millions de vues).
Louanges à la mousse
Voir notamment Nadja Maillard, Questions d’échelle, Sans commune mesure, Arles, Actes sud, 2018.
À travers ces captations, ces immersions dans les profondeurs de notre électroménager, nous rapetissons, nous explorons des terrains inconnus, des architectures high tech, des nefs – gigantesques en effet – et nous éprouvons des sensations spatiales inédites. Peut-être comme les premiers visiteurs du Crystal Palace ou de la Galerie des Machines, à la fin du XIXe siècle :
Lothar Bucher, un visiteur du Crystal Palace, cité par Sigfried Giedion, Espace, Temps, Architecture, 1941.
Soudain, le programme se déclenche et, très littéralement, nous nous faisons mousser. Si au premier abord, comme Roland Barthes a pu le souligner, la mousse a « une apparence d’inutilité », ce sentiment est vite évacué. Au bout de quelques minutes de vidéo seulement, nous en sommes déjà persuadés :
Roland Barthes, “Saponides et détergents”, Mythologies, Paris, Seuil, 1957.
« sa prolifération abondante, facile, infinie presque, laisse supposer dans la substance dont elle sort, un germe vigoureux, une essence saine et puissante, une grande richesse d’éléments actifs sous un petit volume originel […] La mousse peut même être le signe d’une certaine spiritualité, dans la mesure où l’esprit est réputé pouvoir tirer tout de rien, une grande surface d’effets d’un petit volume de causes ».
Sainte Frances Gabe, vous qui êtes née sous le signe de la mousse, ayez pitié de nous ! S’il vous plaît, auto-nettoyez pour nous !