Casa do vapor
L’Eldorado c’est possible ?

Propos recueillis par Margaux Vigne, images © Julien Keita.

En 2013, durant six mois, le collectif Exyzt a mené un projet collaboratif à Cova do Vapor, petit village de pêcheurs sur l’Atlantique situé à quelques kilomètres de Lisbonne. Les Commissaires anonymes y ont participé. Strabic leur a demandé de livrer leur expérience de ce projet atypique, où le collectif s’expérimente à de multiples échelles. Pour aborder la question de l’organisation collective, Cécile Roche-Boutin et Mathilde Sauzet nous parlent ici de plage et de construction, de couture et de cuisine, d’argent et de symboles, d’Eldorado et de skate, d’enfants et d’expositions.

Strabic : Comment est né Casa do Vapor ?

Les commissaires anonymes : L’envie de départ, partagée par quelques membres du collectif Exyzt et plusieurs artistes et activistes portugais, était de réutiliser le bois d’un projet réalisé à Guimarães pour la Capitale Européenne de la Culture 2012. Casa do Vapor n’est donc pas né d’une commande. Exyzt s’intéresse de plus en plus à l’écologie des interventions temporaires : d’où vient la matière et que devient-elle après ? Un petit groupe s’est formé spontanément autour de cette opportunité.

Cette écologie de projet est-elle surtout matérielle ou également humaine ?

L’écologie « humaine » existait déjà dans les interventions d’Exyzt, tandis que cette attention soutenue à la vie et la circulation des matériaux est plus récente. Il y a de moins en moins d’argent pour les projets, il faut donc trouver des moyens de ne pas s’arrêter aux coûts de production. Ce projet a été lancé par quatre personnes : Alexander Roemer d’Exyzt, Amalia Buisson, Diana Peirera, artistes et actrices culturelles lisboètes et Sofia Costa Pinto, artiste brésilienne en résidence à Lisbonne. Ils se sont associés et ont choisi ce village, où vit le père d’Amalia, comme terrain d’expériences sociales et artistiques.

Ce collectif improvisé a commencé à travailler sans financement. C’était assez fou de voir ces quatre personnes investir non seulement leur vie quotidienne mais aussi leur argent pour que ce projet ait lieu. Cet engagement personnel et militant a donné une dimension différente des projets habituels d’Exyzt. Par la suite, il n’y a jamais eu de financement. Certaines interventions ont été soutenues comme la petite bibliothèque par la ville d’Almada et la cuisine partagée par la Triennale d’Architecture de Lisbonne.

Chaque porteur de projet faisait ses propres recherches de financements. Pour le reste, tous les participants ont autofinancé le projet. Les différents intervenants, artistes, architectes ou autres, payaient 3€ par nuit et 1€50 par repas. Ça payait la nourriture et le logement et permettait aussi d’acheter du matériel pour les ateliers et rencontres. C’était un investissement au sens propre et figuré.

Comment vous êtes-vous retrouvées dans cette aventure ?

On travaillait sur les représentations contemporaines de l’Eldorado dans le champ artistique. Un jour, on a croisé Alexander Römer dans le train. Il venait d’avoir l’autorisation pour construire la Casa do Vapor. C’était en avril, le projet était en route. Dans la discussion, il s’est projeté dans notre histoire et nous a invité à venir dans l’été.

Nous pensions venir, documenter l’aventure, et voir ensuite comment en rendre compte. Mais dans les échanges qui suivirent, Alexander a insisté pour que nous ne venions pas en simples observatrices mais que nous soyons motrices d’une réalisation. La seule contrainte était donc d’entreprendre quelque chose soi-même. Le tout était que chacun fasse sa place au sein du groupe.

Aviez-vous imaginé cette expérience comme un investissement professionnel ou comme des vacances atypiques ? Et une fois sur le terrain, comment cela s’est mis en place ?

La nuance était infime et nous aimions cette indistinction. C’était une occasion en or pour aborder l’art de vivre comme une vraie question artistique. Peut-on faire coïncider une activité professionnelle, la découverte et le bon temps ? C’est sûrement ça l’Eldorado, la vraie richesse.

Dans cette indistinction entre vacances et travail, nous avons proposé deux choses : faire une série de drapeaux pour la Casa et venir avec nos deux conjoints ! Quand nous avons commencé à prendre nos marques sur place et développer notre projet, ceux-ci ont voulu se rendre utiles : « Qu’est-ce qu’on peut faire ? ». Malheur ! Cette question faisait partie des phrases taboues avec « Qu’est-ce qu’il se passe cet après-midi ? ». La réponse sous-entendait : « C’est pas un centre de vacances ; on est pas les G.O. ! ». Pas évident de se faire au fonctionnement collectif ! Il y a de l’entraide mais personne n’est « au service » des autres. Et personne ne reprochera jamais à un autre de bouquiner un après-midi.

Le collectif se constitue d’individus libres de faire ce qu’ils veulent. C’est une construction d’esprit très marginale mais inspirante pour imaginer autrement le système d’éducation, le travail, le système d’habitat collectif, les hiérarchies... Ne pas attendre de recevoir des directives mais prendre des initiatives, se sentir responsable. Chaque individu participe pour se réaliser lui-même. Quelqu’un a fait un documentaire, un autre un atelier crêpes, une cuisine partagée, une rampe de skate, un four à pizza, un cinéma chaque mardi, une bibliothèque, des jeux pour enfants. Des gitans se sont installés en face pour vendre des habits, d’autres ont monté un théâtre. C’était un cercle vertueux : la générosité de l’entreprise fascinait, invitait, stimulait.

D’habitude, ce genre de projets artistiques collaboratifs fonctionne plutôt sur un schéma où les intervenants ne sont pas payés mais au moins défrayés. Si ce n’était pas le cas, comment cela a-t-il influencé le projet ?

Ce principe de payer plutôt que d’être payé nous a vraiment travaillé, mais au final c’est un grand renversement, une vraie proposition d’économie collective. Au départ, le scénario paraît absurde : les constructeurs qui viennent travailler d’habitude pour une tâche rémunérée, on été conviés à Cova mais devaient payer leur billet d’avion, construire et participer en plus aux frais de résidence sur place ! Forcément cela a posé des soucis. Quand il n’y a plus de prestations payées se pose la question de l’engagement. Qui reste ? Pourquoi travailler ? Et c’est vrai que dans une économie de marché c’est difficile d’avoir cette tournure d’esprit et c’est en cela que le projet était profondément radical.

S’investir dans un tel projet nécessite de gagner de l’argent par ailleurs et n’est possible seulement pour un moment donné. N’est-ce pas un peu paradoxal ?

Tout ce que l’on fait dans la vie doit-il être rentable ? La Casa do vapor est une initiative qui va au-delà du cadre professionnel, qui crée de la porosité entre le travail et la vie sociale, de l’épanouissement personnel et le développement de la société. C’est une tentative de reconsidération de cet équilibre entre vie privée et publique. Ce qui est primordial dans cette Casa do vapor, « maison de vapeur », c’est qu’elle crée une fiction collective que chacun complète à la mesure du temps et de l’argent qu’il a. Et les habitants pouvaient entreprendre leurs activités dans ce cadre partagé plutôt que de manière individuelle.

Comment s’est passé votre projet une fois sur place ?

On avait envie de travailler sur des objets de médiation, des objets prétextes, des objets relationnels. Comme il y a beaucoup de vent à Cova, on a proposé de faire des drapeaux ; un travail d’identité autour de ce village. On avait prévu une phase de récolte d’anecdotes, une phase de transcription graphique puis une phase d’accrochage. Tout cela s’est révélé trop rigide ! Les rencontres se sont faites au fil des opportunités. Par exemple la cuisinière ne parlait que portugais, on communiquait par les gestes et les objets. Quand elle a su qu’on faisait des drapeaux, elle nous a dessiné un gâteau d’anniversaire, en guise de commande. On a fait un autre drapeau avec un petit garçon, au début c’était sur la gourmandise, puis l’amitié, puis la tolérance, puis la joie, et au final le drapeau représentait deux cornets de glace !

Quand nous avons eu des difficultés de machine à coudre, nous avons trouvé des complices de couture. Donc au début on faisait tout puis on s’est mises à disperser des étapes : des gens nous amenaient des dessins, d’autres cousaient, etc. Puis vint le sujet de la pêche. Cova do Vapor est un village de pécheurs où la pêche est illégale, enfin, disons qu’il y a une législation très complexe qui fait qu’ils sont quasiment hors la loi toutes les fois où ils vont pêcher. Un des pêcheurs a demandé un drapeau pirate. Derrière cette requête pleine d’humour, il y avait ici un enjeu d’expression sur un sujet presque tabou.

Plus généralement, quelles interactions le projet de la Casa do Vapor a eu avec le quartier et ses habitants ?

En réalité, Cova c’est environ 300 habitants l’été et 50 l’hiver. La plupart des gens habitent à Almada, à Lisbonne ou en France. Ceux qui restent l’hiver sont en situation précaire. Sous le soleil, c’est un peu idyllique mais en réalité les conditions sociales sont assez rudes. Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, il n’y a pas vraiment d’identité partagée dans le village, sûrement du fait qu’il n’a pas d’existence légale, foncière et administrative. Chacun a construit sa maison et il n’y a jamais eu de représentation officielle de type mairie. Aujourd’hui le territoire de Cova est en proie à la spéculation immobilière et les gens de Cova tentent de régulariser leur situation.

Dans ce contexte, fédérer les gens et travailler sur une identité commune était un des enjeux de la construction de la Casa do Vapor. On créait de l’espace public dans un lieu complètement informel constitué par l’accumulation de maisons auto-construites.

Il n’y avait donc pas de sélections sur les projets proposés ni de suivi sur leur développement ?

Non. Je pense qu’Alexander est vraiment sensible à ce que chacun propose ce qu’il est en mesure de réaliser. Le contexte faisait qu’on était naturellement amenés à partager et faire évoluer son projet : tout se passe dehors, tout le monde est là tout le temps à te regarder, à te poser des questions. Il faut savoir être accueillant ; c’est une compétence en soi, la disponibilité !

À quel point les quelques personnes qui tiennent le projet global sont-ils garants de la pérénité de l’organisation collective ?

Amalia, Sofia, Diana et Alexander ont été indispensables et ne semblaient jamais s’essouffler. Il n’y avait pas de programmation ni d’objectifs précis, seulement une vraie détermination et l’empirisme au sens positif du terme, l’expérience, l’observation...
Il y a toujours une articulation assez délicate entre la place de l’individu et de l’auteur dans un dispositif collectif où il n’y a pas de signature. Profiter d’un cadre collectif pour avancer personnellement est très propice ! Par exemple Johanna Dehio, designer berlinoise, a fait toute une série de chaises. C’était tout à fait approprié dans le cadre du projet et à la fois dans la continuité de son travail personnel.

Et vous, cela vous a-t-il fait avancer dans vos recherches ? Votre manière de travailler a-t-elle changée ?

Nous avons fait notre exposition Eldorado Maximum en septembre dernier, on y a présenté les drapeaux mais aussi notre expérience dans le projet collectif. L’enjeu a posteriori était de trouver une forme scénographique qui permette de rendre compte de ce type de projet dans une exposition, de donner un écho aux idées qu’ils défendent ; une forme non documentaire, plutôt de l’ordre d’un dispositif de « médiation », au sens de l’interface. Les drapeaux par exemple étaient plus des outils que des interventions artistiques, mais ils témoignent concrètement de l’esthétique et de l’éthique du projet. C’est le début d’une méthode !

Et puis ce projet a élargi notre spectre de considération des projets artistiques et a attisé notre envie de lier des démarches d’artistes plus abstraites à des interventions et actions concrètes. Nous sommes proches de recherches sur les implications de l’art dans le champ social ou sur l’art utile, mais nous partageons plus précisément la vision d’Exyzt concernant la genèse de l’imaginaire grâce au partage de fictions et d’actions. Nous sommes persuadées que l’art a son rôle à jouer dans le renouvellement de l’imaginaire collectif, élément primordial dans le devenir d’une société. La Casa do vapor est une preuve qu’on s’agite en Europe, contre l’individualité rentable et l’attentisme austère.

Pour aller plus loin :

Texte : Creative Commons, images © Julien Keita.

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