Le prix Visible 2013
pour l’art contemporain

Where art leaves its own field and becomes visible as part of something else... Dans le cadre du programme de recherche Visible, l’art quitte bel et bien son propre champ pour aller fouiner du côté de l’innovation sociale et de l’activisme. Un “art social”, dirait-on ? Un “art utile” selon la dénomination de l’artiste et activiste Tania Bruguera, auteure de l’Asociaciòn de Arte Util et membre du jury.

Suite à l’édition d’un ouvrage éclairant l’émergence de nouvelles formes artistiques socio-politiques et à la remise d’un premier prix d’aide à projet en 2011, Visible conviait le 14 décembre dernier au Van Abbemuseum à Eindhoven les plus fervents défenseurs du mouvement à participer au jury public du prix 2013. Dix propositions étaient en lice sous la forme de clips vidéo et une somme de 25 000 euros à remporter pour la réalisation d’un projet artistique ayant des implications authentiques et durables dans le domaine du sociale. A voté !

Les six membres du jury, artistes et commissaires invités, commencèrent par marquer un point d’honneur sur la transparence de ce procédé de jury et de vote public ; en effet, aucun débat ne se déroula derrière des portes closes et toute personne présente vota pour le projet de son choix. « Nous partageons un moment de prospective et d’expectative » introduisaient-ils. Il incombait à notre petite assemblée du jour d’élire l’intention emblématique de ces propositions à première vue très homogènes. Une fois les dix vidéos visionnées, les questions spécifiques à chaque projet vinrent spontanément entrecouper la problématique globale :

« Les activités militantes d’une association de femmes en Palestine peuvent-elles être véritablement considérées comme de l’art ? »

Le débat qui s’ouvrait sur le projet participatif Bait al Karama à Naplouse est de belle envergure : l’art pourrait être une forme sociale...

Nikos Papastergiadis, membre du jury, spécialiste des études socio-culturelles contemporaines à l’université de Sydney, élargit alors le débat : « Il n’est plus question de savoir si c’est encore de l’art car de nombreuses initiatives issues du monde entier revendiquent ces nouvelles pratiques ; nous devons plutôt comprendre de quelles formes d’art il s’agit et pourquoi elles se développent si largement ».

Comment juger selon des critères esthétiques la réalisation d’un portrait monumental du Christ en King of Bling, icône hyper actuelle de la contre-culture polonaise ?

Le projet Monumental Bling de The Propeller Group déplut profondément. Personne entrevit une quelconque portée sociale d’envergure dans un geste sculptural faisant de Jésus le roi du rap. Marrant, astucieux, provocant mais tout de même susceptible de coûter 25 000 euros.

Jeanne Van Heeswijk, artiste hollandaise initiatrice de projets collaboratifs et membre du jury, rebondit : « Si nous voulons travailler aujourd’hui sur le changement de la société hors de formats idéologisés, nous devons proposer nos propres outils et inventer des processus. Mais pour y parvenir, n’ayons pas peur de formes floues ou hybrides même si leurs contours artistiques sont parfois inidentifiables ».

Les artistes n’étaient pas conviés à cette journée de débat et l’on peut regretter de ne pas avoir pu les entendre réagir à nos jugements. Mais ne pouvant être tous présents, Visible avait invité chacun à énoncer son projet dans un extrait vidéo de trois à quatre minutes. Avec Kumbuka ! l’artiste photographe congolais Sammy Baloji exposait la réalisation d’une web-archive interactive d’images représentant la République Démocratique du Congo. Issues de collections congolaises de différentes époques, de collections coloniales belges et également de productions d’artistes contemporains, les images une fois réunies ont pour objectif de constituer un support de ressources critiques pour les journalistes, les chercheurs et les personnalités politiques.

Ruangrupa, collectif d’artistes indonésiens, présentait The Gerobak Bioskop (Cinema Cart) Network, un réseau de mini cinémas nomades en opposition à la diffusion audiovisuelle massive de l’idéologie politique nationale. Le projet comprenait l’établissement d’un réseau de partenaires très localisés, la construction de véhicules-supports pour le matériel technique et la projection (vélo, moto, etc.) ainsi que l’organisation d’une programmation de films et vidéos d’horizons multiples. A l’initiative de la photographe sud africaine Zanele Muholi, le groupe d’artistes femmes d’Inkanyiso, introduisait la réalisation d’un film sur la ségrégation des lesbiennes noires à Johannesburg. D’autres projets complétaient la liste touchant à l’écologie, l’autonomie, les moyens de production, les cultures traditionnelles... L’enjeu commun à toutes ces initiatives ?

Faire de l’action collaborative une force de transformation des systèmes socio-politiques dominants.

Ces dix propositions sont la preuve de l’implication pratique des artistes dans la recherche de nouveaux paradigmes de société. La figure de l’auteur s’efface au profit d’une identité collective et l’œuvre n’est plus une image de la contestation sociale mais la mise en œuvre de réseaux de compétences, d’outils critiques et de moyens de production alternatifs.

Un « musée des intérêts communs », « une université parallèle », « une base data sur l’histoire coloniale et post-coloniale » :

La remise en cause des schémas institutionnels s’imposa comme une préoccupation dominante et fit du projet THE SILENT UNIVERSITY le gagnant du prix Visible.

Initiée par l’artiste kurde Ahmet Ogüt, cette académie alternative fédère autour d’une mise en commun de connaissances, des réfugiés, des demandeurs d’asile et des migrants. Le fonctionnement autonome de cette plateforme a pour but de reconnaître et partager les savoirs de chercheurs, de médecins, de juristes et autres dont le statut socio-professionnel n’est pas reconnu dans leur pays de résidence. Les personnes impliquées, prenant les rôles d’enseignant et d’apprenant à la mesure de leurs compétences, organisent un programme de cours et de conférences sur des problématiques liées à l’émigration, la nationalité, la condition de réfugié…

Cette Université, prenant le silence comme modèle de sagesse et d’humilité, dévoile un maillage complexe de dysfonctionnements liés aux mauvaises appréhensions des problématiques de l’émigration, de l’éducation, de l’académisme aujourd’hui. Koyo Kouho, commissaire et directrice de Raw Material Company à Dakar, affiche clairement son attachement à ce projet : « Le contenu est très contextuel car il est lié à un groupe de gens dans une ville donnée mais la forme du projet est tout à fait transférable ailleurs. Ahmet Ogüt a su faire avec le langage de l’art contemporain un modèle qui peut être repris par tout groupe social préoccupé par la question primordiale de l’émancipation. » En effet, une première université fonctionne actuellement dans la banlieue de Londres et l’artiste concourait au prix Visible pour lancer une initiative similaire à Stockholm.

Pour Judith Wielander, fondatrice du programme Visible, « chaque projet de la sélection aurait fait un bon gagnant. THE SILENT UNIVERSITY est sûrement l’un des plus délicats à défendre sur le plan institutionnel mais il donne beaucoup de sens à l’engagement politique du programme Visible ». Selon Tania Bruguera, la proposition Tools to tools du collectif portoricain Beta local aurait fait également un gagnant singulier car tout aussi ambitieux et plus en marge de la reconnaissance du monde l’art contemporain. Petite structure de résidences d’artistes et d’expérimentations sociales, Beta local tente de développer au moyen d’initiatives artistiques, écologiques et artisanales, « la société conviviale » défendue par le philosophe Ivan Illich.

« La convivialité serait-elle une forme d’art ? »

La question fut plusieurs fois énoncée au courant de la journée. Quarante années après l’écriture de l’essai fondateur Tools for conviviality d’Illich, Visible éclaire les fondations artistiques de nouvelles dispositions sociales en construction.

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Le programme Visible est mené par les commissaires Judith Wielander et Matteo Lucchetti et soutenu par la Fondation Pistoletto/ Cittadelarte et la Fondation Zegna.

texte : creative commons

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