Alors qu’est récemment paru Sorcières, la puissance invaincue des femmes, qui fait suite sous la plume de Mona Chollet au brillant Chez soi, une odyssée de l’espace domestique, nous interrogeons ici les liens entre domesticité et sorcellerie par le prisme du ménage. Rencontre avec Clément Rosenberg, designer diplômé de l’Ensci-Les Ateliers en 2018, ayant justement œuvré au rapprochement entre sorcière et designer, tant par la pensée que par l’objet. Génies du logis, balais magiques et potions à récurer... apparaissez !
Strabic : Clément, tu as construit ton mémoire de diplôme intitulé “Tout le monde dit que je suis sorcière” autour des interrelations entre la figure de la sorcière et celle du designer à travers l’histoire. Pourquoi ce choix ?
Clément Rosenberg : Tout a commencé par un besoin urgent de définir ma pratique et un désir de reconversion. Peut-on s’autoproclamer sorcière comme on devient designer ? J’avais déjà une fascination pour les sorcières de séries télévisées, mais il fallait avant tout que je raconte l’histoire de cette figure, que je détaille ses péripéties afin d’y prendre part à mon tour. C’est pourquoi je me suis improvisé chercheur de sorcières afin de raconter les moments de rencontre, d’affrontement ou de rapprochement entre la sorcière et le designer en Occident du milieu du XIXe siècle à nos jours, autour de la question du foyer et de l’univers domestique.
S : Comment définis-tu la sorcière ?
CR : Un événement fondateur établit une définition de la sorcière telle qu’elle est aujourd’hui connue en Occident. Je veux parler de la chasse aux sorcières des temps modernes qui s’étale du XVe siècle jusqu’au début du XVIIe siècle en Europe. C’est un point de départ fondamental puisque c’est à ce moment que le crime de sorcellerie se féminise et prend une dimension satanique du fait de l’imaginaire sordide déployé dans les textes démonologiques de l’époque.
De fait, cette sorcellerie recoupe deux réalités. D’une part une dimension traditionnelle, celle d’une magie bénéfique ou maléfique basée sur un savoir-faire populaire et destinée à résoudre des soucis triviaux ; exercée par des individus que l’on nomme parfois “rebouteux“, “guérisseurs“, “désorceleurs“ ou sorciers. Et d’autre part, une acception stéréotypée qui se popularise pendant la grande chasse : celle de l’existence d’une secte de sorciers et surtout de sorcières allant au sabbat pour dévorer les nouveaux-nés. Une activité répressible et condamnée par une procédure judiciaire nouvellement rationalisée qui, dans le pire des cas, emmena les victimes jusqu’au bûcher.
C’est le point de vue défendu dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme suivi de Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme, traduit par J. Chavy, Plon, Paris, 2007, qui a retenu mon attention.
Pour le sociologue des religions Max Weber, la magie et toutes les formes de croyances superstitieuses deviennent à cette période les bouc-émissaires d’un monde économique, sociologique et politique en plein bouleversement.
S : Quel lien fais-tu avec le design ?
CR : La Renaissance est une période charnière pour notre continent, qui entame une conquête de la raison sur les esprits, l’institutionnalisation du savoir et l’avènement d’un ethos économique qui valorise l’enrichissement par le travail. Aussi, la magie, informelle, inexplicable mais pourtant effective, est discriminée pour être reléguée à la marge de la société comme une activité oisive et filoute.
Pour cela, j’ai établi un manifeste qui s’appuie sur l’étude de quatre textes fondamentaux de sociologues ou d’ethnologues occidentaux à propos de la sorcellerie. Le manifeste comprend donc quatre temps, qui induisent pour celui qui y adhère “un positionnement ambigu“, “un mode de production empiriste“, “un territoire d’action imaginaire“ et enfin, “une production inquiétante“.
S : Tu as ensuite construit ton projet de design autour du ménage. Pourquoi et comment associer ménage et sorcellerie ?
Anon., Le Mesnagier de Paris, traduit par Karin Ueltschi, Paris, Librairie générale française, 1994.
CR : En fait, le chemin n’est pas si tortueux ! Quoi de plus évident qu’une sorcière munie de son balai ? C’est en tout cas une représentation dont on trouve l’un des premiers témoignages dans Le mesnagier de Paris, un manuel d’économie domestique daté de 1393.
Balayer le sol. Balai, pendeloque bâton de bambou et pendeloque pelle en cuir ciré.
Ce n’est pas le médium ou encore moins le prestidigitateur mais la femme au foyer, prise au piège de sa vie domestique. Pourchassée par l’industrie des arts ménagers qui assoit son pouvoir dès le mois d’octobre 1923 avec l’inauguration de son premier salon, la pensée magico-féminine est brimée par des impératifs de plus en plus hygiénistes. Il n’est plus question que les femmes se réunissent au lavoir pour échanger et transmettre un savoir. À partir de maintenant, elles sont enfermées à l’intérieur, chargées, comme certains aiment le rappeler, par « nature », de maintenir l’ordre domestique avec l’aide d’un équipement de plus en plus automatisé.
Heureusement, les bûchers n’avaient pas réussi à atteindre leur objectif et la sorcière s’est relevée de ses cendres. Au cours de mon travail, j’ai ainsi fait la rencontre des sorcières autoproclamées à la fin des années 1960 aux États-Unis. Le 31 octobre 1968 à New-York, la sorcière au foyer laisse tomber le ramasse-miettes électrique pour reprendre en main son bon vieux balai. Plusieurs groupes féministes de la seconde vague accoutrées de longues robes noires, chapeaux pointus et brandissant des balais descendent dans les rues du Financial district de Manhattan pour jeter un sort à Wall Street. Elles forment le Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell ou simplement W.I.T.C.H. La manifestation de New-York a pour message principal de protester contre la société patriarcale américaine qui exclut le pouvoir féminin et consacre la suprématie de l’homme et de l’économie. Les mots manquent et le langage raisonnable ne semble pas se détacher d’une culture qu’elles souhaitent bouleverser. Récupérer la sorcière devient le moyen de convoquer un imaginaire à rebours et d’exprimer une alternative.
S : Sur quels constats t’es-tu basé pour refonder des pratiques “sorcières” ?
CR : Inspiré par le pouvoir de ces nouvelles sorcières, j’ai décidé à mon tour de puiser dans le vocabulaire oublié de nos ancêtres païens. La maison de la sorcière était habitée puisque des génies domestiques y vagabondaient. Les lieux étaient enchantés et celui qui ne voulait pas s’attirer le mécontentement de ces colocataires invisibles, négociait avec le monde occulte. Pour celui qui adhérait à cette croyance, les murs, le sol, le plafond, le bâti entier prend vie et mérite alors l’attention du propriétaire. En échange, les génies domestiques venaient en aide aux habitants pour balayer la maison ou récolter les champs.
Aujourd’hui, cette attitude semble s’être réduite dans un geste ménager que l’on cherche bien souvent à déléguer : frotter une tache sur un mur, essuyer le plan de travail, arroser les plantes, balayer la poussière, etc. Tous ces mouvements se répètent inlassablement et semblent, en apparence, ne pas modifier l’ordre des choses. Pourtant, il s’agit de l’équilibre fondamental de la maison, l’occasion pour celui qui le souhaite, de prendre pouvoir sur les objets, sur les espaces.
C’est ainsi que j’ai choisi d’introduire les génies ménagers dans nos maisons, proches parents des génies domestiques.
Tania Angeloff, Le temps partiel. Un marché de dupes ?, Paris, Syros 2000, p.177, cité in François-Xavier Devetter et Sandrine Rousseau, Du balai : essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité, Raisons d’agir, Paris, 2011, p.74.
Mais pour opérer cette modification d’imaginaire, il fallait que j’analyse les ressorts de la situation actuelle. Parmi mes lectures, une phrase tirée de l’essai Du balai, ouvrage rédigé par François-Xavier Devetter et Sandrine Rousseau, me semble pointer un élément fondamental de la dévalorisation sociale du ménage et de la non-reconnaissance du travail accompli : « En contact avec des éléments sales et impurs, la femme de ménage est assimilée, en tant que personne, à l’activité qu’elle effectue ». Si la logique d’assimilation qui rend la femme de ménage aussi dégoûtante que ce qu’elle manipule fonctionne, il s’agit là d’un véritable acte de magie par contagion. J’ai donc choisi de profiter de ce mécanisme pour inverser la tendance.
Faire la poussière. Tenture matelassée velours de soie
S : Concrètement, comment cela s’incarne-t-il dans les objets ménagers que tu as dessiné ?
CR : Lorsqu’on jette un œil à l’offre des consommables ménagers ordinairement utilisés, la plupart sont des produits manufacturés à très grande échelle dans des matières plastiques et avec des finitions souvent bas de gamme, puisque les objets ne sont pas destinés à vieillir. On connaît par exemple la lingette microfibre jaune fluo, l’éponge cellulosique carrée ou le balai en polyester, qui crient terriblement leur condition éphémère et dont on sera content de se débarrasser lorsque leur apparence sera souillée. En revanche, il me semblait que nous serions plus enclins à saluer d’une caresse un chiffon de velours de soie aux couleurs rabattues, le crin patiné d’un cheval valeureux, les plumes d’un faisan dodu ou la robe jaune d’or d’une brosse en tampico.
Faire la vaisselle. Pendeloque brosse ronde fagot tampico.
Faire la vaisselle. Torchon, tenture matelassée bi matière piqué coton/toile de lin.
L’idée était de rompre avec l’un des impératifs les plus puissants de l’industrie des arts ménagers : le blanc éclatant et les couleurs franches, qui posent une frontière très nette entre propre et sale. J’ai décidé de travailler avec des teintures végétales afin de proposer une gamme de couleurs dégradées et rabattues. Ces teintes troubles pourraient d’une part, nous faire accepter la salissure à laquelle l’objet est destiné, et d’autre part, arborer une patine du temps et des lavages comme un élément positif de leur esthétique.
Aussi, j’ai exploité les propriétés techniques des matières naturelles afin d’établir un nécessaire d’outils capables d’arriver à bout de toutes les tâches. Par exemple, un sac de toile de lin à la contexture suffisamment serrée permet de contenir du liquide et devient un possible réservoir pour laver le sol.
Laver le sol. Pendeloque grand pochon toile de lin.
Laver le sol. Tenture velours matelassé de cordes coton (serpillère).
J’ai abouti à la constitution d’un ensemble d’ingrédients simples afin de confectionner les recettes de produits ménagers soi-même, et un attirail d’objets et de matières comme supports des recettes et instruments à mettre en œuvre pour faire le ménage.
Entre autre il y avait un chaudron permettant de stocker les ingrédients, un grimoire numérique dont le contenu permettrait d’apprendre et de partager des recettes ménagères, des baguettes combinables afin de mutualiser les différents pouvoirs et une cape pour se protéger et pour déplacer les objets.
Ce système mis en place dans le paysage domestique se concrétise sous forme de suspensions multiples qui s’accrochent grâce à de cordons dédiés et se répartissent dans l’habitat en fonction des usages. La ligature, symbole éminemment sorcier, façonne et fabrique les objets et les rassemble ensuite sous la forme d’autels ménagers. L’autel « faire la vaisselle » observe ainsi une phase active lorsque les objets qui le constituent sont utilisés et une phase passive, de séchage, lorsqu’ils se balancent tranquillement dans la pièce. Ils forment alors une typologie d’objets qui inquiètent, à la fois fonctionnels et ornementaux. Ils sont destinés à s’exposer à temps plein dans nos maisons, et participent à défaire la malédiction que l’industrie avait jetée sur les consommables ménagers.
Le chaudron
Pour aller plus loin :
◈ Le site de Clément Rosenberg
◈ Mona Chollet, Sorcières, La puissance invaincue des femmes, La Découverte, 2018.
◈ “Sorcières”, LSD, La série documentaire, France Culture, avril 2018.
◈ “Tout le monde dit que je suis sorcière”, entretien croisé entre Clément Rosenberg et Emmanuel Guy, Ensci-Les Ateliers.