Revue à géométrie variable

Lorsqu’il élabore en 1953 la grande doctrine de l’esthétique industrielle, Jacques Viénot note : « L’esthétique industrielle ne présente pas de caractère définitif, elle est en perpétuel devenir. »




La revue Esthétique Industrielle est née en mai–juin 1951 de l’initiative de Jacques Viénot. Elle est en fait la nouvelle formule de la revue Art Présent qu’il avait lui-même créée en 1946. Esthétique Industrielle a pour but d’introduire la nécessité d’une réflexion esthétique associée aux innovations techniques et industrielles s’attachant à lier l’art, l’industrie et la société.

Esthétique Industrielle première revue française de « design » ?

Sur les vingt-trois années de son existence (1951-1974), la revue a évolué de nombreuses fois, tant au niveau de la forme (format, grille) que du contenu, et même de son titre, devenant en décembre 1965 Design Industrie. Que révèlent ces changements ? Analyse comparée de trois « premiers » numéros de cette riche collection.

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Le n°1, Esthétique Industrielle, mai–juin 1951
Cette nouvelle revue se présente comme la Nouvelle série de Art Présent, et adopte un format vertical. Le titrage semble être dans un entre-deux : « Esthétique » dans une belle écriture manuscrite ornementée, s’oppose à « Industrielle » et ses imposantes lettres à empattements, à connotation mécanique.

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Tournons les pages : les titrages en grosses capitales linéales côtoient le texte courant en petites capitales. À côté du sommaire, apparaît une lettre ouverte de Jacques Viénot à Jean Cassou, conservateur du Musée d’Art Moderne, dans laquelle il demande de faire un rapprochement entre la machine et l’art, pas seulement par le biais du cinéma, mais aussi par celui des objets qui nous entourent au quotidien. Cette note donne le ton de la nouvelle revue, qui en parlant d’art, de design, d’arts graphiques, abordera des objets et cas concrets du quotidien.

L’initiative de cette revue tendant à rapprocher des disciplines jusqu’ici étrangères continue avec la rubrique « Nos hommes », qui présente des personnalités ayant joué un rôle important dans le monde de l’industrie ou de l’art. Tout au long de ce numéro, et cela se perpétuera à travers la collection, on comprend la volonté de la part des auteurs de faire comprendre aux lecteurs la beauté de ce qui nous entoure, notamment dans le domaine de la construction.
Pour preuve, la rubrique « Palmarès des constructeurs », actualités d’objets construits témoignant de la part du constructeur le désir de produire un objet esthétique. Dans ces double-pages d’images paraissent d’ailleurs des créations du bureau d’études technique et esthétique Technès, première « agence de design » française dont Jacques Viénot est aussi le fondateur.

Plus loin, « Documents étrangers » répertorie de beaux objets sensiblement de la même manière que la rubrique précédente, mais cette fois-ci avec des objets de créateurs étrangers, divers et variés : sèche-cheveux, paquet de cigarettes, lampadaire, etc. Par cette rubrique, la revue met en lumière les expérimentations et réussites de différents pays, sous-entendant l’idée d’une longueur d’avance de ces derniers sur le contexte français.

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Le n°65, Esthétique Industrielle : la ville, mars–avril 1964 : changement de format
Ce numéro abordant le thème de la ville est particulièrement intéressant. On remarque d’abord un changement dans les dimensions de la revue, qui passe d’un format à l’italienne au carré. Une note à l’intention des lecteurs signée par Henri Viénot (fils de Jacques Viénot) explique que ce nouveau format permettra une mise en page plus souple, permettant des compositions plus variées.

On comprend aussi grâce à ce court texte imprimé sur papier calque le pourquoi d’un cahier jaune détachable, écrit en anglais : il a été conçu pour toucher un public international, qui pourra se référer aux images en même temps qu’au texte. Ce procédé témoigne de l’attention toute particulière de la rédaction à la recherche de l’élargissement du lectorat.

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L’art dans la ville est désormais considéré comme un besoin vital : « Un effort s’impose. Dans une société prospère, où le rythme de croissance est continu, l’Art est un besoin vital, le droit à la Beauté est un droit ressenti au même titre que le droit à la liberté. » (Paul Delouvrier)

Des catégories d’objets et d’infrastructures montrent, grâce à des photographies et à de courts textes, ce qui détruit ou au contraire embellit le centre-ville de Paris. L’attention est portée aux moindres détails : des sculptures aux autobus, de la publicité à la signalétique en passant par les boîtes aux lettres, 18 catégories sont critiquées. Cet article s’inscrit fidèlement dans la logique du premier numéro : l’art et la beauté pour tous, et partout.

Extrait de questions posées : comment la publicité peut-elle faire corps avec la ville, comment peut-elle embellir notre paysage urbain ?

Dans ce numéro, la rubrique « Palmarès de Constructeurs » a disparu. Aux côtés de « Documents Étrangers » apparaît maintenant « Tribune », destinée aux courriers des lecteurs pour partager des points de vue et témoignages, virant parfois à la prise de position.

Dans ce numéro, certains témoignages sont particulièrement intéressants : un abonné résidant en Suisse, dirigeant un établissement de fabrique de mobilier scolaire, chaises et vestiaires industriels relate une collaboration avec un sculpteur pour produire des chaises et tables scolaires. Il évoque le fait que la France soit étroite d’esprit à propos du design dans l’espace industriel et urbain : cherchant à collaborer avec la France, ce directeur s’était heurté à des lois extrêmement rigides concernant les vestiaires.

Un professeur de dessin en arts appliqués relate également de grandes lacunes au niveau de la culture du « design » dans l’enseignement français, Beaux-Arts compris.

Pour le reste, de nouvelles rubriques comme « Actualités », font aussi bien le point sur des matériaux ou techniques de constructions novateurs que sur des objets de différents pays, sur lesquels il faudrait prendre exemple. La rubrique « Enseignement » fait part des exercices lors de passages de diplômes. S’ajoutent aussi « Vie de l’institut », « Informations » et « Informations techniques » dans lesquelles sont présentés des métiers, matériaux et autres rapports de conférences.

Ce numéro, dans lequel le rapport texte / image est assez équilibré, présente donc un rapport assez complet sur l’esthétique dans la ville. Les images d’objets détourés se mélangent harmonieusement à ceux pris en photo au sein de l’espace public. Il est tout de même parfois plus difficile de différencier titre / sous-titre : ceux-ci sont désormais en petites capitales linéale. On peut aussi remarquer une certaine radicalisation des choix pour la couverture au fil des numéros.

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Le n°75, Design industrie, nov.–déc. 1965 : changement de nom

Dans ce numéro instaurant une nouvelle phase pour la revue, les évolutions remarquables se manifestent moins dans le rubriquage que dans le nouveau titre. La rédaction s’en explique dans l’Éditorial :

« — pourquoi un nouveau titre ?
notre précédent titre « esthétique industrielle » correspond à la façon d’envisager les choses il y a 20 ans. Il ne traduit plus le contenu réel de la pratique professionnelle actuelle.

— esthétique industrielle :
donnant la première place à l’esthétique, fausse les idées, justifiant toutes sortes d’attitudes superficielles d’expressionnisme ou de stylisme déplacés. Puisque la formule ne définit pas ce qu’elle concerne, nous ne pouvions nous y tenir plus longtemps.

— design :
est le terme utilisé depuis 40 ans au U.S.A., prescrit par l’ICSID à tous ses membres en 1959 et employé dans les 31 pays représentés au Congrès de Vienne. Seule la France restait en arrière.
design signifie création, conception, recherches systématiques en profondeur enrichie d’imagination, d’intentions, de « desseins ».
le design n’est pas seulement le moyen de donner aux produits un brillant avenir commercial. Il apporte des idées efficaces pour la réduction des coûts et le progrès technique.

— design industrie :
sous ce nom, notre action devra être mieux comprise, elle se consacre aux problèmes de création concernant le produit fabriqué industriellement et son environnement, sa marque, son conditionnement et tous les éléments visuels de communication.

— le designer :
il n’est pas seulement un homme capable de se substituer à l’usager pour définir les fonctions et appliquer l’ergonomie, un homme bien informé des techniques de fabrication et des matériaux. Tout cela est nécessaire mais ne serait rien sans créativité, sans intuition, sans talent. »

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