Bienvenue dans le monde des Bisounours. Un monde où l’on construit la ville tous ensemble, où l’architecte travaille avec les habitants pour faire émerger les besoins, formaliser les envies et expérimenter l’action directe. Pas besoin de caméras de surveillance dans ce monde-là : c’est la rencontre qui compte, le dialogue qui valorise la personne dans ce qu’elle ressent, projette et construit. Un monde qui dénouerait la peur de l’autre par le projet co-construit. Seulement voilà, ce monde-là n’existe pas, pas encore.
Travailler avec l’autre pose des difficultés non solubles dans de bonnes intentions. À travers un cas particulier, le projet Nine Urban Biotopes développé à Montreuil, cet article tente d’apporter une lumière sur les enjeux inhérents aux processus de co-construction.
CO ?
Co-construction. Mais de quel « co » parlons-nous ? Alors que la construction est la mise ensemble d’éléments constructifs, la redoubler d’un « co » signifie lui associer plusieurs acteurs, plusieurs voix en vue d’en faire un processus polyphonique. Mais quelles sont ces voix ? Celle du collectif, de l’architecte, du constructeur, de l’enseignant, de l’étudiant, du chercheur, du médiateur urbain ? Les membres du Collectif Quatorze que nous sommes avons tendance à parler avec toutes ces voix à la fois car nous portons toutes ces casquettes. La légitimité – s’il en faut une – à empiéter sur des champs dont nous ne sommes pas experts vient des pères que nous nous sommes choisis, Patrick Bouchain et Bruno Latour. Car il s’agit, en tant qu’architectes, de :
« se donner autant de libertés que les objets que nous étudions » [1]
Ce plaisir de nous « mettre à la place de », nous entendons le partager, car adopter le point de vue de l’autre c’est prendre en considération sa connaissance du monde. Les expériences de co-construction que nous mettons en place sont autant de rencontres de l’altérité. Et plus l’autre est différent, plus l’écart est palpable.
Acteurs et processus
Prenons un cas concret pour expliciter notre démarche : le programme européen de résidences artistiques croisées Nine Urban Biotopes (9UB). La communauté Rom roumaine avec laquelle nous travaillons pour ce projet vit sur un terrain conventionné par la Ville de Montreuil, en région parisienne, et géré par l’association Ecodrom. Les conditions de vie y sont plus que spartiates, les relations de voisinages tendues, la scène médiatique et ses stigmates jamais loin. Qu’à cela ne tienne.
Faisons entrer en scène les collectifs et leurs réseaux pour vaincre les peurs et tenter de projeter un point de rencontre entre la communauté et la ville, et ainsi décentrer les acteurs et leurs objets.
Pour cela, nous avons d’abord installé l’Atelier Mobile, comme une antenne de l’ENSA Paris-Belleville sur le biotope. Celui-ci avait été pré-fabriqué au sein de l’école d’architecture puis monté aux abords du 6B, dont les membres s’en étaient emparés pour leur événement annuel de la Fabrique à Rêves. Ce mouvement initial, d’un lieu à l’autre, d’acteurs à d’autres, donnait alors le ton : pour ce projet plus encore que pour les précédents [2], il s’agissait d’imaginer des maillages d’acteurs se déployant à différentes échelles.
Dans un premier temps, avec le concours de la communauté, les étudiants de L’ENSA Paris-Belleville [3], et l’ENSA Paris-La Villette [4] ont été invités a concevoir et préfabriquer des sanitaires comprenant toilettes et douches. Ceux-ci ont ensuite été installés sur place avec des étudiants d’HEC dans le cadre du « Week-end bâtir ». Dans un deuxième temps, nous avons participé à l’élaboration d’un semestre de réflexion sur les bidonvilles, avec le studio « L’architecture au temps des dérèglements » [5] de l’ENSA-PB.
Les étudiants ont replacé le bidonville à l’échelle métropolitaine et ont produit des scénarios prospectifs pour dépasser la réalité du bidonville existant. Ils travaillent actuellement à la conception d’un espace communautaire qui sera réalisé sur site début juillet 2014. En parallèle et dans le même temps, nous accueillons Taswald Pillay à travailler avec nous ce « biotope » feuilleté. Architecte sud-africain familier des townships, il est en résidence pendant trois mois dans le cadre du projet 9UB et a pour objectif de former des « community architects ». Cela prend corps grâce à une série d’ateliers menés avec les membres de la communauté. À leur demande, ceux-ci vont interagir avec différentes structures associatives locales et collectifs [6] invités. Il s’agit d‘imaginer de petites interventions qui aideraient à lier la communauté et le quartier.
Un laboratoire de décentrement
L’objectif de ces actions est de déplacer les acteurs vers un troisième lieu. De faire en sorte que les habitants, associations et étudiants ainsi que les objets qu’ils réalisent deviennent plus que les acteurs, mais bien les actants [7] de l’aménagement de leur environnement. Le décentrement s’opère donc au niveau des prises de décisions. Ce déplacement est plus qu’une translation car il met en mouvement les opportunités d’actions de plusieurs groupes qui agissent, durant un processus, vers une réalisation commune.
Pour cela, les experts doivent descendre de leurs échasses et ceux que l’on classe usuellement comme non-experts être considérés comme de réels amateurs. [8]
Concrètement, dans le projet Urban Biotopes à Montreuil, il s’agit de trouver l’accord entre les différents acteurs. Les habitants disent « mettre l’entrée ici n’est pas possible », les professeurs « cette poutre ne peut pas soutenir ceci », les étudiants répondent « oui, mais on n’a pas les charpentiers pour », et nous d’ajouter « ça risque de dépasser le budget, il faut tenir le planning ». Chacun détient une information. Et chaque observation, pour dépasser le veto de celui qui sait, doit être accompagnée d’une explication pour avoir du poids et apporter une pierre à l’édifice. Ainsi, elles peuvent chacune devenir pour tous une occasion d’apprendre. Une fois décentré, il s’agit pour nous de permettre à chacun d’exercer le pouvoir qu’il a entre les mains, l’aider à en saisir les clefs, les codes. La confrontation permet quant à elle d’en saisir les limites.
Notre travail consiste donc essentiellement à créer les conditions pour confier des responsabilités à des acteurs, qui le plus souvent en ont peu lorsqu’il s’agit de la transformation effective du cadre de vie. Pour créer ces jeux de négociations, il faut du sur-mesure : trouver le degré de responsabilité correspondant à ce qu’un habitant ou un étudiant peut faire. Sous l’illusion du participatif absolu, l’ombre du professionnel, voire de l’expert, peut parfois continuer de planer. À revers, nous tentons de mettre chacun sur un pied d’égalité en partageant son savoir. Pour cela il s’agit de reconnaître la place de l’autre, qu’il soit humain ou non-humain, accorder autant d’attention à l’avis de la matriarche de la communauté qu’aux questions du responsable municipal, ou qu’à la poutre qui n’acceptera pas de soutenir n’importe quel poids, ou encore au charpentier qui en sera le porte-voix avant qu’elle ne cède. Nous souhaitons accueillir ces débats et ces tâtonnements.
Admettons-le, l’expérience doit parfois rater pour être réellement utile, la poutre céder pour que chacun s’en souvienne.
Empirisme pédagogique
Ce droit à l’erreur, aux essais successifs, est une composante oubliée de l’aménagement public à l’ère de la technocratie et de l’immédiateté. Mais en regardant l’histoire des villes, il apparaît que le façonnement de notre environnement est – et a été – sans cesse négocié. Les ré-habilitations et ré-aménagements, même institutionnels, visent à rendre l’espace progressivement plus conforme à ce que l’on en attend, à l’actualiser. Concrètement, les expériences que nous menons pour faire éclore ces négociations sont autant de défis. Ainsi, que se passe-t-il si des habitants écrivent un programme, si des étudiants réalisent un projet ?
À première vue, le manque de vision d’ensemble pourrait jouer en leur défaveur. Néanmoins ils ne sont pas contraints par les impératifs de rentabilité. Bon point. Sur le terrain, cela veut dire : pas d’argent et peu de temps. Mauvais point. Toutefois ces contraintes forcent à aller au plus simple. Bon point à nouveau. Cependant… Ainsi de suite. Pas à pas se déplient les complexités des projets collaboratifs où chacun peut, à tout moment, potentiellement tout saisir. La participation permet aux acteurs en présence de comprendre les « points durs » du projet : la chaîne de décision s’éclaircit peu à peu et permet de laisser derrière soi les simples jugements de goûts et expressions d’opinions. Mais il y a des limites. Notamment, prise dans le fil du quotidien, la participation est forcément ponctuelle, et cela ne suffit pas toujours pour que « quelque-chose » émerge. Dans le monde de l’aménagement urbain, ces méthodes reçoivent a priori un très bon accueil de la part des usagers. Mais ils sont autant emballés par l’idée qu’accaparés par leur vie personnelle.
Or, pour qu’il y ait participation, il faut qu’il y ait « participants » et mobiliser est toujours délicat. On assiste ainsi souvent à une stratégie événementielle dans les projets dits participatifs.
Nous n’échappons pas à la règle. Le danger étant de ne pas trouver l’équilibre entre moments conviviaux, festivités et avancements des projets ; la difficulté étant de faire du « long terme » avec des événements. Créer les conditions qui permettent la continuité est donc un travail au long cours, permettre de faire et de construire nécessite un mouvement à réactualiser sans cesse. Chacune de ces opérations conduit ainsi à une pratique que l’on pourrait qualifier d’alternative, au sens d’un passage de connaissances de l’un à l’autre des acteurs, tour à tour, à intervalles plus ou moins réguliers.
Alors que le modèle politique en place se fonde sur la représentation du citoyen, il n’est pas aisé, dans ce cadre, de re-transférer le pouvoir de décisions des élus aux électeurs. Le système n’a pas été prévu pour. Il faut donc ruser pour éviter d’assister à l’instrumentalisation de nos pratiques. Le risque est là, il peut toujours arriver qu’un long processus de concertation se termine par la décision arbitraire d’un élu, qu’un groupe découvre après plusieurs mois que rien n’est possible dans le mille-feuille ou les frontières des services administratifs. Ainsi, pour que le projet ne reste pas utopique, pour dépasser la concertation et rendre effectif le « co » que nous associons au mot construction, il faut qu’il y ait une réalisation commune. Une preuve tangible, même modeste, des discussions, des détours, des négociations.
L’école hors ses murs
Pour terminer, il existe un dernier niveau, pédagogique, qui intéresse les professionnels que nous sommes. Car, pour voir les projets de co-construction quitter la catégorie « projet pilote », ce sont les futurs professionnels qu’il s’agit de former dès aujourd’hui. Or, en France aucun enseignement officiel de la co-construction n’existe pleinement dans les écoles d’architecture. Alors que les différents collectifs travaillent pour les conseils généraux, pour les ministères, pour les communautés d’agglomérations et de nombreuses grandes villes, nombre des membres qui les composent, à l’instar de Quatorze, sont également enseignants. Réformistes ? Peut-être. Plus prosaïquement, il semble que les manières de faire des institutions ne puissent être changées que de l’intérieur et par la mise en pratique.
Reste que se pencher sur cette absence d’enseignement dédié aux modèles collaboratifs de construction, c’est aussi mettre le doigt sur un point sensible : l’engagement.
Assuré évidement, mais à la marge du code de la construction et du droit de l’urbanisme, un projet comme 9UB, subventionné par la Communauté Européenne et la Fondation Abbé Pierre, appuyé par la Mairie de Montreuil, deux écoles d’architecture, une grande école de commerce et différentes structures associatives, travaille avec la ville informelle, cette ville non-planifiée qui émerge aux marges de l’espace urbain. La co-construction vit de « bricolage » administratif, main dans la main avec les pouvoirs publics : une poétique du puzzle plus que de la page blanche. Tout ce qu’il faut pour commencer est sur la table. Entre nous, nous parlons souvent de faire école, au sens de faire société. Changer les manières de faire plus que les choses elles-mêmes, reste à diffuser ces manières de « faire ensemble » au sein même des institutions ?
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Pour en savoir plus sur le projet : Nine Urban Biotopes.