P.R.O.J.E.T.

Écrit par Jil Daniel, illustré par Lou André et Charles Beauté.

« Pé, ère, o, ji, eu, té. Pro-jet. Répétez après-moi. »
Et la classe d’ânonner avec enthousiasme et plus ou moins de réussite : « Preujai », « Progé », « Brochet », « Progeai », etc.

« Non, non vous n’y êtes pas. Pro, jet. Projet. En un mot. Et ne l’oubliez pas celui-là, il va vous servir dans toutes les occasions. Plus besoin de parler de travail, œuvre, labeur, tentative, ouvrage, action, désir. Même livre, exposition, film ou vidéo, atelier ou chantier sont désuets. Le projet c’est un peu tout ça à la fois. Ce mot-là, c’est LA clef pour bien se faire comprendre aujourd’hui. »

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Bon, ça ne se passe quand même pas de manière si grossière. Et puis ce n’est sans doute pas vraiment conscient non plus. Va-t-on faire un mauvais procès à nos professeurs ? Après tout ils vivent dans leur temps. Tout comme nous. Pourtant, on peut le dire : à la sortie des écoles, le mot est dans toutes les bouches.

Le projet s’insinue partout

Nous, les architectes, artistes, graphistes, vidéastes, comédiens, on ne pense plus que par projet. Dans tous les interstices de nos conversations, il se glisse insidieusement et définit notre manière de concevoir le métier.

Pourtant ce n’est pas faute d’avoir été prévenus : depuis fin 2012 et le premier cahier de la SCOP Le Pavé, on sait que l’idéologie de projet est discutable. Mais y prend-on gare ?

C’est vrai, la critique du Pavé porte surtout sur la forme que prend le projet dans les structures sociales et d’éducation populaire. Là où il faut des objectifs en amont, beaucoup de paperasses à remplir pour obtenir des subventions, des réunions à n’en plus finir et, une fois le projet terminé, des bilans qui correspondent aux objectifs. C’est-à-dire :

Une somme de travail considérable qui réduit d’autant l’énergie disponible pour l’action en elle-même.

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Là où le bât blesse, c’est que ce système est aujourd’hui généralisé sur toutes les attributions de subventions publiques. Il n’y a (presque) plus de subvention de fonctionnement, de sommes annuelles allouées pour travailler les mains libres. Non, à la place on ne trouve plus que du financement de projet, là où tout est contrôlé en amont et en aval. Avec, de plus en plus souvent, le versement des subventions a posteriori. Ce qui oblige les associations ou collectifs à travailler en porte-à-faux, incertains sur l’arrivée des deniers tant espérés.


« C’est le jeu », diront certains

« Le contrôle de la finance publique l’exige », diront d’autres. Sauf que cette attitude revient à tout soumettre au pouvoir comptable : « une ligne est une ligne, elle ne peut pas bouger ». Ainsi des sommes conséquentes non dépensées doivent un jour l’être sans raison « parce que sinon notre budget sera réduit l’année prochaine ». Ainsi des petites sommes non-données « parce que nous avons déjà distribué le budget alloué à ce genre de projet ».

Si c’est le jeu aujourd’hui, il était différent il n’y a pas si longtemps que ça. Peut-être plus politique, peut-être moins gestionnaire.

Mais le problème administrativo-comptable n’est pas le seul auquel nous nous frottons. Oui, dans notre champ de travail, nous sommes préservés en partie du contrôle à outrance. Puisqu’il est du ressort de la création, il serait malvenu de demander trop tôt une définition précise du travail (quoi que…).

Pour le coup, il semble que le caractère insidieux de notre fonctionnement par projet est régi par le rapport au temps qu’il implique.


Un projet est court et clos par définition.

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Que ce soit une semaine ou un an, une fois la date passée, le projet est bouclé et les objectifs atteints (sinon ce ne serait pas un projet). Et c’est là que réside l’inscription idéologique néfaste du projet : on ne pense plus au long terme, on ne pense plus sans certitude.

Petite digression : il y a quelques temps, lors d’une sorte de cours-conférence pour des syndicalistes, l’économiste et sociologue Bernard Friot a décrit l’évolution des revendications du mouvement ouvrier dans la seconde partie du XXe siècle. Celles-ci étaient d’abord composées des revendications techniques à court terme, pour améliorer le quotidien immédiat (par exemple la hausse des salaires), puis des revendications à long terme, qui sont l’idéal politique vers lequel il faut tendre (par exemple la socialisation complète du salaire). Aujourd’hui, le mouvement syndical semble ne prendre à son compte que les revendications à échéances immédiates. Le syndicalisme échoue depuis qu’il n’a plus d’objectif politique plus lointain.


Projeter

Le schéma est le même dans tout travail visant à participer à la transformation sociale, ce qui est le cas d’un certain nombre d’entre nous - surtout ceux qui ont une démarche « participative ». À force de « projeter » sans relâche à droite et à gauche, on a tendance à s’habituer à rencontrer des gens pour les oublier le lendemain, à agir pour eux un jour et pour d’autres à 200 bornes de là la semaine d’après. À peine ont-ils eu le temps de commencer à nous apprivoiser que nous voilà barrés. Si notre objectif est de semer des graines, on le fait à la va-comme-je-te-pousse. Sans vérifier si ça prend en se disant : « la prochaine fois, ils aborderont peut-être la chose autrement ». Une bouteille à la mer. Peut-être qu’elle sera trouvée. Peut-être pas.

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C’est vrai qu’on s’y fait bien à ce quotidien nomade.

Il a quelque chose de grisant, les envies étant sans cesse réactivées par de nouvelles rencontres, de nouveaux contextes. Mais l’engagement de longue durée n’y a pas sa place. D’ailleurs il effraie souvent. À 25-30 ans, on ne veut pas avoir le sentiment de s’enterrer. C’est pourtant à travers un travail long sur un territoire restreint qu’on peut vraiment prendre le temps d’avoir une prise durable sur le réel.

Faut-il abandonner les formes d’intervention courtes ? Certainement pas. Elles ont l’avantage de pouvoir concentrer les énergies, densifier les relations, créer des moments dont on se souviendra. Ces temps forts sont souvent une richesse inestimable. Seulement, on peut aussi s’interroger sur le risque d’une dérive spectaculaire, l’événement pour l’événement, l’ébriété permanente.

Si nos actions visent à participer à la transformation sociale, ne faudrait-il pas commencer à envisager un travail de longue haleine sur un territoire défini ? Le véritable travail de fond ne peut se faire que sur la durée.


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Texte : Creative Commons

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