Hype(r)Olds : plutôt geeks que mémés

Écrit et illustré par Camille Bosqué.

C’est autour d’une grande table carrée à l’étage de la Gaîté Lyrique que l’on retrouve Gisèle, Nicole, Édith, Marie et Marie-Thérèse, toutes âgées de plus de 77 ans, selon les règles du jeu d’Hype(r)Olds.
Cette initiative a été pensée par l’artiste Albertine Meunier il y a plus de quatre ans et vise à initier des dames d’un certain âge aux nouvelles technologies.

L’une d’elles a apporté une boîte de petits chocolats, on nous sert du thé sur un plateau et une jeune femme qui connaît le groupe est venue pour présenter son bébé. De loin, on pourrait presque croire qu’on est au salon. Ce serait ignorer le grand écran de vidéoprojection qui leur fait face. D’ailleurs, Albertine n’est même pas encore arrivée que chacune a déjà sorti de son sac son propre ordinateur portable !

Autour de la table, les dames sont très concentrées. Première étape pour Albertine : vérifier que toutes sont bien connectées à Internet. Elle constate, amusée : « Vous n’êtes même pas curieuses du bébé d’Emmanuelle, vous êtes des vraies geeks ! Vous avez le symptôme de l’écran ! »

« Tu ne peux pas m’envoyer de chat, c’est normal, je ne suis pas captée ! »

Albertine improvise à chaque fois. C’est un atelier d’informatique, mais il n’y a pas de programme établi. Aujourd’hui, on commence par une séance de chat collective. Les cinq dames communiquent par fenêtres interposées. Nicole a bien cinq fenêtres de discussion sur son écran, mais elle m’explique, déçue : « Sur mon ancien ordinateur j’avais un petit crayon avec des pointillés et le petit crayon avançait quand j’écrivais sur le chat, j’adorais ça. Là, ça ne le fait plus. »

Sur les écrans, des conversations se construisent sur la météo de ces derniers jours, sur les fêtes de fin d’année… et sur la nouvelle coupe de cheveux de Gisèle. Nicole lui demande où est son coiffeur, mais Gisèle ne se souvient plus ni du nom ni de l’adresse. Albertine attrape ce morceau de conversation au vol pour les lancer d’abord sur les Pages Jaunes, puis sur Google Maps et Google Street View.

On attaque les choses sérieuses.

Nicole explique : « En fait, il faut beaucoup bidouiller. Ce que je devrais faire, c’est noter tout ce que je fais. Le problème c’est que je rate dix fois avant de réussir… ! » Elle a donc sorti un petit carnet.

Elle y note : Pour, en chattant, trouver une adresse.

« Ça c’est le carnet où je note pour Internet. Je mets les dates, avec toutes les étapes. Et de temps en temps je relis, mais il y a beaucoup de choses que je ne refais jamais donc je ne m’encombre pas la tête avec. Par exemple un jour on a voulu faire un canular sur Wikipédia, on a voulu changer la date de naissance d’un politique… Ça ne m’intéressait pas de savoir le faire moi, mais c’était intéressant de savoir qu’on peut le faire. »

« Vous cherchez quoi : un coiffeur, vous cherchez où : rue de Belleville. »

Après quelques mises au point, les dames sont lancées sur les Pages Jaunes. Certaines viennent depuis plus longtemps et sont plus à l’aise que d’autres. Nicole est assez rapide et parvient vite à obtenir la liste des coiffeurs de la rue de Belleville : « Moi il y a des choses sur lesquelles je suis à l’aise : tout ce qui est information Internet, les horaires, la météo. Les photos, déjà, c’est plus dur. Mes petits-enfants m’en envoient beaucoup, mais le problème c’est pas tellement pour les lire, mais pour les transférer ensuite dans des albums. Tout est dans le maniement des dossiers : parce qu’en plus, en changeant d’ordinateur ça n’a plus la même appellation ! Donc il faut beaucoup faire par la répétition, ne pas s’énerver, faire et faire et faire. Mais je me sers tous les jours d’Internet. Je l’emporte en vacances même ! »

Gisèle est accro et a ses petites habitudes : « Je regarde aussi des séries, quand il y avait Megaupload, le soir je me regardais ma série dans mon lit, j’étais très malheureuse quand ça a fermé. Je regardais Six Feet Under [NDA : elle prononce « sifitsoundeure »], des trucs comme ça, je me marrais bien. Avec Internet, une idée me vient en tête, toc, j’y vais, je clique. Je sais où je commence mais jamais où je finis. C’est ça qui est bien. »

« C’est Skype qui m’a le plus étonnée : pouvoir voir quelqu’un et lui parler en le voyant ! »

Quand on leur demande ce qui les a le plus étonnées ces dernières années en matière d’informatique, la réponse est unanime : Skype. C’est une alternative au téléphone, un moyen de voir grandir ses petits-enfants à distance, d’échanger en direct. Nicole est convertie : « Skype, j’utilise beaucoup. C’est ma petite-fille qui me l’a installé il y a trois ans. Et par exemple là je lui avais acheté un anorak, je lui ai montré sur Skype, c’était plus rapide que prendre une photo, la télécharger sur l’ordinateur… » Les enfants de Gisèle lui ont également appris à se servir de Skype : « Moi j’avais une fille en Turquie, sur Skype en moins de trois minutes j’étais à Ankara ! »

« Apprendre l’informatique, c’est combler des marches creuses pour ne pas tomber. »

Les dames d’Hype(r)Olds ne sont pas des débutantes en informatique, mais comprendre la logique des ordinateurs leur demande encore un effort particulier. Nicole est très lucide là-dessus : « Je pense qu’on doit créer de nouveaux automatismes. C’est comme un sixième sens ou une intelligence annexe qu’il faut qu’on développe. En fait c’est comme si on avait des marches d’escalier creuses et qu’on les comblait au fur et à mesure, pour pouvoir s’appuyer dessus et progresser. S’il y a une marche creuse, chaque fois que tu te casses la figure tu tombes dans le trou. Tout ce qu’on apprend est un maillon par rapport à un ensemble. »

Gisèle formule les choses autrement : « Le plus compliqué c’est pour la mémoire. En vieillissant, on n’a plus la même mémoire. Si on refait pas les choses, on oublie. Même en notant sur un carnet, si on omet un petit détail, un tout petit clic à un certain moment dans une certaine direction, ça suffit pour être perturbé et alors on est perdu. Ce qu’il faut, c’est être très posé, prendre son temps. Moi je suis intuitive et rapide mais là je me calme, je réfléchis bien. Il y a une logique, mais on n’est pas nées avec ces outils ! Ces engins, ça nous demande un effort de réflexion, c’est pas automatique. Finalement, nous, notre handicap c’est qu’on réfléchit trop, on cherche trop à tout comprendre. Sans ça, c’est épatant un ordinateur ! J’aurais du mal à m’en passer, maintenant. Enfin, l’inconvénient c’est que je lis moins. »

Leur expérience avec Internet et les ordinateurs en général leur impose une nouvelle hiérarchisation des informations, un autre classement, une visualisation des données qui n’est pas intuitive pour des non digital natives. « Oui, ce qui est déroutant pour nous, c’est quand on s’aperçoit qu’il y a des choses classées dans plusieurs domaines. Finalement c’est peut-être pas si clair que ça. Moi c’est un bazar mon ordinateur, je ne sais pas le ranger parce que ça me déplaît leur façon de ranger les choses : alors c’est dans “photos”, c’est dans “images”, c’est dans “tes documents”, et parfois dans plusieurs catégories ! »

« On est face à une forme de science-fiction qui nous dépasse un peu. »

Albertine Meunier prend un grand plaisir à mettre les dames de son atelier en présence des dernières innovations possibles en matière de numérique ou d’objets connectés. À chaque séance, elle leur apprend aussi le vocabulaire qui correspond : « Vous comprenez la différence entre télécharger et transférer ? »

Avec elles, elle a d’ailleurs élaboré un petit glossaire en vidéos.

Elles y reformulent les choses avec « leurs mots à elles », des mots d’une autre époque, des référents qu’elles tentent de raccrocher à tel ou tel concept qu’elles parviennent ainsi peu à peu à inclure dans la sphère de leur monde. Les champs lexicaux décalés, les comparaisons tordues et les maladresses de définition font tout le charme des dames d’Hype(r)Olds. On pourrait être tenté de prendre à la dérision leurs tentatives d’appropriation de ces systèmes qui les dépassent, de s’attendrir sans fin sur leurs formules… Mais ce serait passer à côté de ce qui fait la richesse de leur regard. Elles sont pleinement conscientes de ce décalage de générations, d’un écart qui se creuse entre les valeurs et la réalité d’une époque et les fondements d’une autre.

Gisèle explique : « Avant l’été, on est allé à Futur en Seine. Mais c’était très spécialisé, c’est pour les geeks ! C’est pas notre monde, pas notre génération. L’Angelino [NDA : une œuvre d’Albertine Meunier], on comprend la démarche mais techniquement parlant, les mots qui passent sur Internet… C’est de la science-fiction, ça demande des compétences qui ne sont pas les nôtres. Mais de nous avoir fait mettre le nez dans l’Internet, ça nous a permis de ne pas rester au bord de la route, on a pris le train en marche ! Sinon, on serait restées des vieilles mémés… Alors que là je suis encore dans la course, je peux discuter avec mes petits-enfants. » Cette grande lucidité, cette peur de rester plantées dans le bas-côté du flux de l’évolution est le moteur de leur présence ici. À plus de 77 ans, elles sont la dernière génération à porter ce regard étonné sur Internet et les ordinateurs. « Moi je suis de la génération de la radio et c’était déjà une révolution ! Et nous, on a vu arriver le cinéma en couleurs ! On ne pouvait pas soupçonner cette évolution. Moi je suis née en 24, mais j’ai de l’appétence pour la vie, je suis curieuse des choses. C’est ça qui me fait vivre : j’aime mon monde. »

« Quelquefois, j’appuie sur un bouton, je ne sais pas lequel et il me fait plein de bêtises. Je crois que c’est “contrôle”. Alors je refais une frappe, mais généralement rien ne se passe. »

L’atelier continue sur Google Street View. On a finalement trouvé le coiffeur de Gisèle et on se promène maintenant dans Belleville. Albertine leur présente Pegman, le petit bonhomme jaune qui permet de se placer dans telle ou telle rue à partir du plan. Pour se positionner dans une partie de la rue, les dames ont toutes le réflexe de poser les pieds du personnage exactement à l’endroit où elles veulent se rendre, sans tenir compte de la petite tache verte en dessous, qui est en réalité le pointeur du bonhomme. Pendant cinq minutes, elles se retrouvent donc toutes deux rues plus loin, sans comprendre pourquoi :

C’est pas grave, on fait encore demi-tour ! L’avantage, c’est que ça va pas nous fatiguer de remonter la rue sur l’ordinateur.

Finalement, chacune montre où elle habite, à quel étage, et fait découvrir son quartier. Marie-Thérèse dit à Édith : « Ah c’est dommage, la dernière fois j’étais exactement en bas de chez vous… Il pleuvait et il y avait vraiment beaucoup de vent, si j’avais su je serais montée ! » Albertine les fait jongler entre vue satellite, vue en plan et Street View. Les dames sont captivées.

« Moi je trouve que ça ressemble plutôt à un petit four électrique, votre histoire. »

Albertine a avec elle un petit Pegman en métal réalisé en impression 3D, qu’elle leur fait passer. Très vite, on en vient à parler de RepRap, de MakerBot, d’impression en frittage de poudre, de découpeuse laser… et de Fab Labs. Après une démonstration par quelques vidéos de la réalité des techniques de prototypage numérique, la discussion s’emballe autour de l’opposition entre technologie et réalité physique, que la fabrication numérique remet directement en question. « Moi je trouve qu’on est quand même trop mangé par la technologie, dit l’une d’elles. La France meurt de perdre ses artisans. Et mes petits-enfants, ils ne savent plus rien faire de leurs mains, alors moi je leur apprends à réparer des choses, mettre une tringle, etc. Ça rend intelligent le bricolage ! Je n’ai jamais vu un bricoleur idiot. N’importe quel régime peut arriver, le bricoleur s’en sortira toujours. Mais les jeunes il faut les emmener dans des lieux comme ça, dans les Fab Labs ! Avant il y avait les scouts, il y avait le patronage, et on faisait ces choses-là, on apprenait à coudre… Alors maintenant plutôt que de mettre les jeunes dans des maisons de redressement on devrait pouvoir effectivement leur apprendre à faire, et voir leur visage s’éclairer quand ils ont réussi à quelque chose. »

« Il leur faut du concret, aux jeunes ! Ils sont partis dans le virtuel, ils sont déboussolés par le virtuel. »

Nicole est spécialement enthousiaste à l’idée que des nouveaux lieux se développent qui pourraient intéresser les jeunes pour « utiliser les technologies modernes au service d’une compétence qu’ils peuvent acquérir mieux que leurs parents ». L’idée de « donner des moyens de recherche, sans forcément apporter tout de suite des solutions », lui paraît d’emblée une bonne direction : « Il y a un proverbe chinois qui dit : “Ne lui donnez pas un poisson, apprenez-lui à pêcher”. Et il faut être ingénieux, avant d’être ingénieur ! Le bricoleur est obligé d’être ingénieux. L’intelligence, c’est se dire qu’est-ce qui va se passer si je fais ça ou ça, et tester, tenir compte de ses erreurs pour apprendre. C’est empirique. Ce que je comprends dans l’idée des Fab Labs, c’est qu’il faut des gens qui acceptent de rater beaucoup… C’est un peu de l’autoformation. »

Gisèle, d’emblée, est plus méfiante, même si elle accepte assez vite le principe de l’open source. « On peut mettre les gens en contact pour qu’ils s’échangent des compétences ! C’est bien, parce qu’avoir une idée c’est une chose mais avoir la technique c’est autre chose… Et faire profiter de l’expérience de la recherche c’est dans l’intérêt commun pour faire avancer le schmilblick. Ce qui est bien, c’est que c’est la technique de l’ordinateur plus la réalisation concrète ! Mais j’ai l’impression que ça pose des questions avec la propriété artistique. Par exemple, si vous reproduisez des petits Giacometti, vous pouvez les vendre, c’est troublant… À qui ça profite ? Moi je suis toujours un peu méfiante… Tenez, à qui profite l’Internet ? Rien ne fonctionne sans rien. Et c’est la manipulation qui m’inquiète, savoir aussi qu’on récolte peut-être des informations sur vous. »

« J’ai déjà du mal à mettre des photos dans un album, alors c’est pas moi qui vais pirater des trucs ! »

L’après-midi touche à sa fin, et les dames sont invitées à visiter l’exposition Network Hack de la Gaîté Lyrique, qui présente notamment des détournements de systèmes de vidéosurveillance, à cheval entre dénonciation angoissante et jeux créatifs. « La technologie, c’est bien quand on sait s’en servir. La technique nous dépasse, mais l’idée, on suit, même s’il y a des choses qui nous inquiètent dans le monde de demain. » Au milieu de tous ces dispositifs qu’une jeune conférencière leur présente, Gisèle confie : « Albertine donne de son temps pour des mémés avec beaucoup de gentillesse ! J’ai beaucoup de reconnaissance pour tout ce qu’elle nous apporte. Elle nous fait faire des exercices pratiques, mais de façon ludique. Ma coupe de cheveux par exemple, elle s’en foutait au fond ! Ça a servi à aller chercher les Pages Jaunes, et retomber sur Street View. Et à chaque atelier c’est comme ça, on s’amuse, on fait un truc, mais derrière il y a une application pratique qui nous permet de naviguer. Enfin là avec la pluie qui tombe, rien qu’en allant à Réaumur j’ai déjà le temps d’être trempée, et ma coupe de cheveux c’est pas sûr qu’elle tienne… Ah ça vaut le coup de se donner du mal ! »

©Albertine Meunier


POUR ALLER PLUS LOIN :
- Le site du projet Hype(r)Olds.
- Le même atelier, vu par Albertine Meunier.
- Le site d’Albertine Meunier.
- L’équipe Strabic avait déjà rencontré Albertine Meunier à l’ENSCI.

texte : creative commons

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