# Exiger l’avenir. Publié en français au printemps 2017 par les éditions :It et la Cité du Design à l’occasion de Working Promesse,
la dixième Biennale de Design de Saint Étienne, cet ouvrage post-travail et post-capitalisme décrit les paradoxes politiques actuels qui empêchent nos projections dans le futur. Serait-il temps d’accélérer ?
Gros titres rouges, format cahier et couverture souple, Accélérer le futur fait office de manuel d’orientation stratégique. Comment rendre la gauche compétitive dans la réinvention de l’avenir ? Huit chapitres, faciles à lire pour qui ne se braque pas directement sur les semblants dystopiques du projet accélérationniste, détaillent les idées de Nick Srnicek et d’Alex Williams, tous deux chercheurs en sciences politiques et sociales à Londres. Le genre de livre qu’on se permettra de crayonner dans les marges. Et pour le lecteur ni trop fétichiste, ni trop fataliste, des écornures, des déchirures de pages peuvent compléter la lecture de cet ouvrage dans lequel une pensée cultivée de l’abstraction ne s’oppose pas à une organisation pratique révoltée.
Post-manifesto
Le livre Accélérer le futur fait suite à la publication du Manifeste accélérationniste en 2013 sur le site de la revue Critical legal thinking qui donna lieu à de vives polémiques entre philosophes, économistes et militants politiques.
L’accélérationnisme accuse le néolibéralisme des mécanismes de stagnation qui contraignent les innovations sociales et technologiques au capital. Il vise à dépasser l’hégémonie des valeurs financières au profit de système d’émancipation. Les moyens pour y arriver ? Rationnaliser, robotiser, spéculer. Car selon les accélérationnistes, ni les caisses automatiques, ni les organes artificiels, pas même les algorithmes ne sont en soi des outils de domination ; seulement toute innovation est toujours utilisée au service d’une idéologie :
« Quel type de communauté post-capitaliste pouvons-nous construire sur le matériau que nous possédons déjà ? Notre pari est que le vrai potentiel transformateur de la recherche technologique et scientifique reste inexploité. »
La technologie, pour les représentations abstraites qu’elle impose et les solutions complexes qu’elle offre, serait un moyen de libérer les humains de l’asservissement du travail et de répartir plus rationnellement et plus démocratiquement les ressources produites.
Traduit ensuite en français par Yves Citton pour la revue Multitudes et dans diverses langues par ceux qui souhaitaient ouvrir le débat de l’accélération avec le plus grand nombre, le bref Manifeste accélérationniste en trente-sept points fit vite face à ses limites théoriques. Taxé de populiste, de cynique, d’extrémiste, il devait donner des suites. L’éditeur londonien Verso publia en septembre 2016 Inventing the future, la version développée et richement référencée du texte original.
Nick Srnicek et Alex Williams ont su lancer la controverse puis saisir son énergie pour nourrir la définition de l’accélérationnisme. Car s’ils lui ont offert une vie publique, hors des salles de colloques, les auteurs du manifeste ne sont pas les seuls à promouvoir ce point de vue sur l’après-capitalisme. Si un mouvement s’est formalisé depuis peu par un corpus de textes de différents auteurs (voir pour cela le livre Accélération ! édité par de Laurent de Sutter, PUF en 2016), la pensée de l’accélération figure apparemment déjà dans des textes de Karl Marx et traverse l’histoire moderne.
La communauté des penseurs accélérationnistes n’est pas si homogène qu’aimeraient le faire croire ceux qui l’accusent (militants de l’action directe, anti-mondistes, slow movements, localisme, etc.) d’extrémisme technocratique ; les postures idéologiques s’y opposent et s’y débattent, de tout bord. Accélérer le futur défend spécifiquement la création d’un nouvel imaginaire de gauche que les auteurs veulent universaliste et moderne, mais aussi populiste et contre-hégémonique (et non pas anti-hégémonique), car selon eux « abjurer l’hégémonie, c’est donc renoncer à l’idée fondamentale de conquérir et d’exercer le pouvoir, c’est abandonner le terrain principal de la lutte politique ». Mais contre quelles oppositions brandissent-ils ces grands mots ?
Folk politique
Huit chapitres didactiques mènent à une conclusion intitulée Réinventer la gauche. Ce projet s’oppose à l’idéologie libérale, mais pas seulement. Le premier argument fait état des points de vue et moyens d’action de la gauche et dénonce l’avènement de la folk politique. Cette dénomination regroupe les dérives individualistes, nostalgiques et conservatrices de mouvements de gauche, militant aveuglément contre les oppressions de l’idéologie capitaliste.
« Peu importe à Goldman Sachs que vous éleviez des poules. »
Cette phrase acide de Jodi Dean en exergue, annonce la couleur. Le rouge ne doit pas virer au rose. L’accélérationnisme entend lutter pour l’égalité et une meilleure répartition des richesses au prix des visions romantiques, caritatives ou affectives de la solidarité. Le terme folk (de l’anglais peuple), expliquent Williams et Srnicek, a été choisi car il signifie certes la dimension populaire, mais selon une acception artisanale et traditionnelle, essentialiste et naïve. La revendication du sens populaire que supporte la Folk politique laisse croire à une possibilité d’opposer à un système hypercomplexe, hyperglobal, et hyperabstrait des initiatives de l’ordre de la microéconomie, de la microcommunauté et de la microsatisfaction.
Quand nous, militants humanistes ou anticapitalistes, nous efforçons de revenir à l’authenticité, à l’immédiateté et au concret, nous méprisons en fait la dimension asubjective du système. Alors « la politique devient une affaire de sentiment de puissance personnelle, masquant une absence de gains stratégiques ».
Pourquoi le peuple ne donnerait-il pas des moyens techniques contemporains à ses idéaux humanistes ? Les auteurs savent où se situe le frein. Ils constatent qu’actuellement : « le particulier est préféré à l’universel ; ce dernier étant perçu comme intrinsèquement totalitaire ».
After work
Dans la société post-travail que décrivent les auteurs, non, tout le monde ne sera pas forcé d’aller au café pour tuer le temps. Le néologisme « post-travail » ne signifie pas sans travail. Il qualifie une société pour laquelle l’économie, et donc la production de richesse, ne seraient plus fondées sur la fabrication de biens de consommation, et de fait, non plus structurées sur le modèle de l’ouvrier salarié.
Comment dépasser l’équation actuelle : temps de vie = temps d’ouvrage = capital ?
En réalité, c’est déjà le cas pour une grande partie de la population mondiale. Celles et ceux vivant au-dessus d’un certain seuil de richesse ne pensent plus le temps et l’argent en terme d’équivalence ; finalement peu nombreux, ils stockent une quantité considérable de valeurs indépendamment de leur temps d’ouvrage, grâce à la non-régulation des outils de spéculation. À l’opposé, les populations précaires et miséreuses, concentrées dans les régions non occidentales et de plus en plus significatives en Occident, survivent hors du système capitaliste, car à aucun moment il ne leur est offert la possibilité d’accumuler des valeurs financières ou matérielles, ni même cognitives ou culturelles. Les détails sur ce point sont développés dans un paragraphe intitulé : La misère de ne pas être exploité.
Des populations, à deux extrémités de l’échelle des richesses, vivent donc déjà un modèle post-travail. Les auteurs nomment cette proportion considérable de la population mondiale le surplus de population (sous-entendu surplus de population active) et détaillent comment, si les plus pauvres d’entre eux prenaient conscience de la puissance de leur nombre et s’emparaient des outils innovants qui leur sont confisqués, le système basculerait. Le voilà le peuple du futur. En sa faveur, Williams et Srnicek exigent le salaire universel de base.
#Exigez le design
Dans la société post-capitaliste dont il est question au fil du livre, il est clair que le système ne fonctionnerait pas sans capitaux, mais selon un modèle dans lequel la spéculation financière n’englobe pas tous les régimes de valeurs.
L’équation assumerait la non-équivalence du temps de travail et des gains, et serait alors : temps de vie = temps d’ouvrage + capital, ou autrement dit « la valeur d’un travail serait déterminée par sa nature et non par sa rentabilité. »
Après un chapitre sur l’échec actuel de la démocratie sociale (Pourquoi nous ne gagnons pas ?) puis un chapitre sur l’accès au pouvoir de l’idéologie néolibérale (Pourquoi ils gagnent ?) Williams et Srnicek dédient un chapitre à la modernité de gauche. Conscients des dérives totalitaires qu’ont légitimées ces termes, ils appellent cependant aux idéaux transcendantaux de l’universel et du progrès modernes, qu’ils requalifient au titre d’universels subversifs – universel au point de subvertir les conceptions exotiques et coloniales – et de progrès hyperstiel – progrès qui prend certaines fictions pour la réalité comme moyen d’inventer l’avenir. Un argumentaire retrace les fondements de l’idéologie moderne, les confusions entre capitalisme et modernité et les conséquences du post-modernisme et justifie la nécessité d’une réaffirmation moderne. Il reste cependant difficile de retourner l’imaginaire de la modernité vers le futur.
C’est peut-être alors en revenant sur les fondements démocratiques et laïques du projet industriel que l’on peut envisager l’avenir de la modernité. Si les auteurs n’abordent à aucun moment des questions de design ou même d’esthétique, ils dénoncent dans le dernier chapitre Construire le pouvoir, la manière dont les investisseurs géniaux Elon Musk et Steve Jobs s’emparent des recherches et du développement technologiques financés par les fonds publics pour les mettre en formes et en faire des marchés privés. #Exigez l’automation totale est la dernière condition de l’accélération. Remplacer des hommes par des machines, difficile de ne pas y voir un projet d’émancipation et tout son contraire. Il semble nous manquer encore les outils pour penser et vivre pratiquement la culture post-industrielle. #Accélérer le design ?
L’édition d’Accélérer le futur est diffusée avec le tiré à part ABRAXA, conçu par le studio de recherche et d’architecture Space Caviar (Joseph Grima et Tamar Shafrir) pour l’exposition de la Biennale de Saint-Étienne : Player Piano : A subjective Atlas of a Landscape of Labour. Abraxa est une île, futur site de l’utopie : paysage-collage de millénaires de mythologies, de percées technologiques, de conflits sociétaux et de luttes de classes.
POUR ALLER PLUS LOIN :
• Lire le Manifeste accélérationniste sur le site de Multitudes.
• Voir l’ouvrage en français chez It :éditions et en anglais chez Verso.
• Découvrir le travail de Space Caviar.