Pourquoi Lady Gaga veut-elle tellement être un cyborg ?

Écrit par Anaïs Guilet, images de Charles Beauté

La figure du cyborg est avant tout une construction imaginaire qui propose un discours sur la relation de l’homme à la technologie. Elle véhicule les aspirations collectives, rassemble les espoirs et les interrogations. Cette entité complexe et dynamique, pour paraphraser Bertrand Gervais dans Figures, lectures : logiques de l’imaginaire T. I, est le résultat de processus d’appropriations dont nous révélerons ici quelques exemples.

Le cyborg : figure des relations entre l’homme, (la femme) et la machine

Les divas de la pop culture se sont emparées de l’image du cyborg. La dernière figuration en date est celle de Lady Gaga dans son clip sorti cet été "You and I".
Elle avait déjà eu recours à la figure du cyborg dans son clip pour paparazzi (2009) et dans la photographie mise en scène par Dave Lachapelle inspirée de Metropolis de Fritz Lang (1927). De la même manière, Beyonce apparait en tenue robotique au BET Award en 2007 (notez la ressemblance avec le robot de Métropolis), comme Fergie au Madison Square Garden en 2010. La même année Christina Aguilera sort un album à la pochette évocatrice, intitulé Bionic. Le cyborg est fashionable : analyse de cette figure résolument contemporaine.


charles beaute le cyborg 1


Comme il est souvent de rigueur, passons par l’étymologie. Le mot « cyborg » est constitué du préfixe « cyber » et de la contraction du mot organisme : « org ». Cyber est extrait du mot grec Kubernêtikê (cybernétique), qui désigne initialement le « gouvernail » d’un navire puis, par métonymie, tout contrôle rétroactif de machines par les individus. La Cybernétique est la science des systèmes, l’étude des interactions entre les composantes d’un système. Par extension, cyber en est venu à désigner tout ce qui touchait de près ou de loin aux ordinateurs et à la technologie. Le premier cyborg effectif était un rat de laboratoire munit d’une pompe qui injectait des produits chimiques dans son organisme à vitesse lente et contrôlée.

Illustration tirée de l'article de Clynes et Kline, “Cyborgs and Space”, {Astronautics}, Septembre 1960.
Illustration tirée de l’article de Clynes et Kline, “Cyborgs and Space”, Astronautics, Septembre 1960.

La paternité du terme est attribuée à Manfred E. Clynes et Nathan S. Kline [1] qui, dans les années 60, imaginaient la création d’un homme capable de survivre dans un milieu extraterrestre. L’idée de cyborg se révèle donc liée à la recherche spatiale puis militaire, ainsi qu’à la cybernétique dont elle représente un des apports les plus importants. La première conception du cyborg correspond à une forme d’idéologie, elle est rattachée à la course pour la conquête spatiale, au contexte de guerre froide. Toutefois, il est nécessaire de resituer aussi la naissance du cyborg dans la période de l’après deuxième-guerre mondiale et de la méfiance envers la technologie qui lui incombe. Le concept de cyborg naît au sein même de cette ambiguïté entre utopie et dystopie [2]. Par ailleurs, c’est le mouvement dystopique du cyberpunk qui a en premier popularisé la figure du cyborg avant qu’elle ne soit reprise dans tous les médias.

Le cyborg : un homme amélioré

Chaque créature appartenant à l’imaginaire humain reflète la dynamique culturelle de ceux qui l’ont inventée et construite. Ainsi, le cyborg possède une place centrale au sein de notre imaginaire technologique contemporain. On retrouve une représentation d’un homme recomposé par la technique dans une série très populaire des années 70 : The 6 Million Dollar Man [3] aka L’homme qui valait 3 milliards (résultat de l’inflation ou hasard de la conversion monétaire du dollar vers le franc). Ancien astronaute, Steve Austin est au cœur d’un accident de fusée qui le laissera pour mort. Celui-ci se voit alors non seulement ramené à la vie par la technologie, mais, à l’instar des idéaux énoncés par Kline et Clyne, amélioré. La cyborgisation du héros est condensée dans le générique de chaque épisode. Le milieu médical et la technologie sont représentés à l’écran. Au bloc opératoire, un bras mécanique est confié à un chirurgien, puis ce sont deux jambes bioniques : quelques secondes plus tard, Steve Austin fait de l’exercice sur un tapis roulant ! On le voit ensuite courir à travers ce qui semble être un écran de contrôle, puis disparaître du cadre. Sa rapidité est devenue phénoménale (elle est indiquée à l’écran, paradoxalement, par un célèbre ralenti). À travers cet homme amélioré, c’est l’image médicale du cyborg qui est popularisée. La technique permet non seulement de sauver des vies mais aussi de perfectionner le corps. En 1982, dix ans après le début de la série, le premier cœur artificiel est implanté par le Dr Robert Jarvik. Cet évènement constitue un des moments clés pour la construction d’un imaginaire du cyborg. La dégénérescence de cet organe symboliquement important n’est plus une fatalité.

Le cyborg : un homme déshumanisé

De la fascination à la peur, l’étrange relation de la société occidentale au cyborg révèle l’importance des machines, en tant que signes, pour la compréhension de la culture contemporaine. Le cyborg est une figure mouvante et en évolution de notre anxiété face aux technologies. Il appartient à un entre-deux, il n’est jamais véritablement ce que l’on croit, un homme qui s’avère être une machine, ou une machine qui s’avère être un homme. Le cyborg ne bénéficie que rarement d’une aura positive dans la culture contemporaine. Le désir de pouvoir qui accompagne le développement des nouvelles technologies est une question centrale, le cyborg fictionnel devient alors le lieu d’un combat (caricatural) entre le bien et le mal, sous-entendu et respectivement : l’homme et la machine. Ambassadeur du mal s’il en est, Dark Vador dans Star Wars de George Lucas, révèle, à lui tout seul, les aspects problématiques du corps du cyborg. Cette carapace mécanique cache un homme mourant et dépendant. La technologie est à la base de la corruption, non seulement du monde mais aussi de l’individu. C’est quand il perd la jouissance de son intégrité corporelle, que son corps est entièrement calciné, qu’il est amputé d’une main et de ses deux jambes, suite au combat avec Obi-Wan Kenobi, et les remplace par des prothèses, qu’Anakin bascule complètement du coté obscur de la force. En devenant cyborg, en pactisant avec la technologie, il ne sacrifie rien de moins que son humanité. Ceci est très explicite à la fin de l’épisode III Revenge of the Sith (2005).

Charles Beauté le cyborg 2

Le même genre de vision dystopique se retrouve dans RoboCop de Paul Verhoeven (1987) qui met en scène un cyborg, fabriqué par l’OCP (Omni Consumer Products), un conglomérat militaro-industriel plus que mafieux, pour vider les rues de Détroit de ses criminels. Mort dans l’exercice de ses fonctions, l’officier de police Alex Murphy est ressuscité en machine : Christ moderne sacrifié par ces judas de l’OCP sur l’hôtel du capitalisme et de la technologie [4]. Tout d’abord efficace, voir expéditif, RoboCop a perdu son identité, il ne se souvient ni de son nom ni de sa vie passée et n’est plus considéré comme un homme. Seule relique de son humanité : son visage, dont on ne perçoit au début que la bouche et le menton. Mais, après un certain temps, il est pris de doutes. Il part alors à la recherche de son passé et veut sa revanche sur ses assassins. Le visage de RoboCop apparait en même temps que ses souvenirs, sa conscience et sa libre volonté émergent, marques de son humanité. Dans le combat final contre le terroriste, il est à visage découvert, sa voix a perdu son accent mécanique. Il retrouvera même finalement un prénom. Avant, RoboCop ne pouvait avoir de nom, puisque le cyborg est de l’ordre de l’indicible ; il ne pouvait avoir de visage, puisque le cyborg est de l’ordre de l’inhumain. À cet égard, il est important de noter que la première fois que le spectateur voit objectivement RoboCop (auparavant tout se passe en caméra subjective), c’est dans le cadre d’un petit écran, de manière furtive, alors qu’il est présenté aux membres de la firme.

capture d'écran de {RoboCop}, Paul Verhoeven, Orion Picture Corporation, 1987, (min 28-29).

RoboCop est un produit à la fois médiatisé et médiatique. À défaut d’invisibilité totale, le cyborg serait de l’ordre d’un visible médiatisé. La mise en abyme de l’écran appuie la définition fictionnelle du cyborg, son appartenance au monde de la représentation. Il est avant toute chose une construction imaginaire et un discours sur la relation de l’homme à la technologie. Le cyborg nous permet d’imaginer, et finalement de dire, ce que nous avons encore parfois du mal à exprimer, à savoir notre relation ambigüe, faite de désir et de frayeur, envers la technologie. Mais, représenter le cyborg, c’est déjà faire un premier pas vers la reconnaissance de cette nouvelle économie sociale et culturelle face à la technologie. Le cyborg, par sa corporéité hybride, pose la question de l’ontologie humaine. Il correspond à une rupture symbolique importante de l’opposition entre l’homme et la machine puisqu’il fait s’entremêler les deux pôles de cette dialectique. Aujourd’hui le cyborg n’est plus une fiction ou une utopie. Les nanotechnologies, la biotechnologie et l’intelligence artificielle en ont fait une réalité, du simple pacemaker jusqu’aux membres artificiels.

L’homme : un cyborg banalisé

Donna Haraway dans son « A Cyborg Manifesto : Science, Technology, and Socialist- Feminism in the Late Twentieth Century », emploie le cyborg comme une figure rhétorique centrale : Selon l’historienne, la figure procède d’une logique polyvalente, puisqu’elle véhicule les aspirations collectives, rassemble les espoirs et les interrogations. Dans son texte culte, Haraway donne au cyborg une dimension historique, politique et sociale, que les cyborgs de fiction abordés ici ne portaient qu’en germe. La définition du cyborg, selon Haraway, est moins la description d’un corps hybridé avec la machine que celle d’un mode de relation avec la technologie. Il s’agit avant tout de prendre conscience que les rapports entre les humains et les techniques sont inextricables. Aujourd’hui, la notion de cyborg ne se limite plus seulement à la caractérisation d’un homme physiquement augmenté par la technologie, elle est désormais moins invasive que cela tout en étant plus envahissante :

« Le cyborg est l’interface entre l’organique et le technologique ; la technicisation de l’humain et l’humanisation de la technologie, id.est [c’est-à-dire] le corps à la fois comme matériau (hardware) des machines et logiciel (software) pour les machines…. Le cyborg est en partie le produit d’implantations chirurgicales, où la machine et/ou les simulations qu’elles génèrent (comme pour la chirurgie esthétique), pénètrent la surface du corps. Le cyborg est aussi le produit au quotidien des interactions perceptive/cognitive avec l’écran, où le corps se fond dans l’image électronique qu’il reçoit, reflète et transmet. »

Tony Fitzpatrick, « Social Policy for Cyborgs », Body & Society, 5 (1), 1999, p. 97.

Pousser cette réflexion à son terme implique que nous soyons tous, en tant qu’usagers des nouveaux médias, des cyborgs en devenir. Poser le cyborg comme nouvelle ontologie, pour provocant que cela ait été, semble aujourd’hui tout à fait pertinent. La métaphore du cyborg ne constitue pas pour Haraway une théorie totalisante, mais plutôt une expérience : celle d’un objet transgressif. Définir notre humanité à l’heure des nouvelles technologies implique de briser les modèles identitaires traditionnels. C’est pourquoi, dans un acte radical d’interprétation, Haraway a recours à ce qu’elle appelle des créatures frontalières (boundary creature), à l’ordre duquel appartiennent, entre autres, les cyborgs et les femmes.

Charles Beauté le cyborg 3

Et les femmes dans tout ça…

Partant du féminisme d’Haraway, nous pouvons faire l’observation suivante : les grandes figures médiatiques de cyborg sont des hommes [5]. Super Jaimie, la version fille de Steve Austin faisant sans doute exception pour confirmer la règle. Il est temps alors de boucler la boucle : des femmes, des cyborgs, ajoutez y un soupçon de musique pop et la question émerge : Lady Gaga, Beyonce, Fergie & co. seraient-elles les héritières d’Haraway ? Rien n’est moins certain. Si, dans la continuité des propositions de Michel Foucault et, à sa suite, d’Harraway, leurs corps sont bel et bien des lieux de pouvoir, leurs propensions à en faire des objets marketing les éloigne résolument des théories de nos deux philosophes. Leur volonté d’incarner un certain féminisme à travers leur cyborgisation ne passe pas le test des apparences. Beyonce dans son dernier clip a beau s’époumoner : “Who run the world ? GIRLS”, le grand capital et les portes-jarretelles ne sauraient vraiment convaincre. Chez les divas de la pop, le cyborg est toujours perçu comme un objet transgressif, mais qui, paradoxalement, est complètement popularisé. L’effet de mode émousse l’aspect subversif du cyborg en même temps qu’il confirme sa primauté culturelle. Le manifeste cyborg de Donna Haraway appelle à la libération de toutes les oppositions (nature/culture, corps/esprit, mâle/femelle, civilisé/primitif, réalité/apparence, actif/passif, vrai/faux, etc.) et de toute hiérarchie, principalement celle des sexes. La revendication du Girl Power par les pop stars et leur déballage de féminité poussée à l’extrême, n’est pas de l’ordre de l’abolition de ces dichotomies ! Alors, oui, Lady Gaga aimerait beaucoup être un cyborg. Oui, elle aimerait sans doute être extraordinaire, un peu plus qu’humaine, presque une déesse. Elle aimerait aussi qu’on la croit féministe, parce qu’elle incarne une femme libérée des carcans moraux patriarcaux (ce qui, chacun le sait, n’est pas si facile). Mais, sous prétexte de libération, c’est plutôt une réification du corps qui s’offre à nos yeux, un corps intégralement sexualisé, rendu primitif, bien loin de la symbolique progressiste du cyborg... De la viande, dirions nous, si nous n’étions pas certains qu’elle s’en fasse une robe.



Pour aller plus loin :
BRETON Philippe, À l’image de l’homme. Du golem aux créatures virtuelles, Seuil, Paris, 1996.
DYENS Olivier, Chair et métal : Évolution de l’homme : la technologie prend le relais, VLB éditeurs, Montréal, 2000.
GERVAIS Bertrand, Figures, lectures : logiques de l’imaginaire T. I., Le Quartanier, Montréal, 2007.
GRENVILLE Bruce, The Uncanny : Experiments in Cyborg Culture, Arsenal Pulp Press, Vancouver art gallery, 2002.
HABLES GRAY Chris (ed), The Cyborg Handbook, Routledge, New York et Londres, 1995.
HARAWAY Donna , « Manifesto for Cyborgs : Science, Technology, and Socialist Feminism in the 80’s », Simians, Cyborgs, and Women : The Reinvention of Nature, Routledge, New York, 1991.
En ligne : http://www.stanford.edu/dept/HPS/Ha...;; Traduction en ligne par Marie Héléne Dumas, Charlotte Gould, Nathalie Magnan : http://www.cyberfeminisme.org/txt/c...

[1Manfred E. Clynes et Nathan S. Kline, « Cyborgs and Space », Astronautics, Septembre 1960.

[2La dystopie est une contre-utopie. Au lieu de dépeindre un monde idéal, elle propose le pire des scénarios.

[3The 6 Million dollar Man est une série en 99 épisodes de 50minutes et 6 téléfilms créée en 1974 par Keneth Johnson d’après le roman Cyborg de Martin Caidin (1972)

[4Paul Verhoeven fait lui-même la comparaison de son héros avec Jésus, que ce soit au travers de la longue agonie de Murphy avant sa mort, de sa résurrection ou encore de son impact dans la mémoire collective. Le réalisateur fait passer le personnage pour un martyre. Notons que dans la scène finale RoboCop marche sur l’eau.

[5Je n’ai pas choisi de figure de cyborg appartenant à la culture du manga, comme Ghost in the Shell qui offre une perspective formidable sur le cyborg, car la culture japonaise est différente de la notre vis-à-vis de la représentation du cyborg. Il ne représente pas la même ambigüité. Une longue histoire de croyance animiste et les conséquences politiques et sociales de la Deuxième guerre mondiale ont contribué à leur vision complexe et unique du cyborg.

texte en creative commons

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