Petite philosophie du souffleur à feuilles

Article écrit par Mathias Rollot et illustré par Matthias Malingrëy.

À quoi devrait ressembler le ménage urbain à l’ère anthropocène ? Une relecture critique des bruyants “souffleurs de feuilles” publics conduit à penser que tout reste encore à faire en terme de cure frugale, sociale et durable des communs...

Avec son souffleur à feuilles, le souffleur de feuilles nous emmerde.

Je ne dis pas ça parce qu’il nous dégomme les tympans tous les matins depuis quelques semaines à coup de pétarades machiniques. Ce n’est pas non plus qu’il brûle au moins deux litres d’essence par jour juste pour le plaisir de déplacer quelques feuilles séchées de ce bitume-ci à ce bitume-là : après tout, on habite au-dessus des pompes à essence des services de la Ville de Paris, et il faut bien que ces machins-là servent à quelque chose, sinon le gros Marcel alcoolique du rez-de-chaussée dans son bout de tissu tout tâché du même nom serait au chômage – on verrait plus sa belle bouille de frontiste éhonté les soirs en rentrant fatigués du boulot ; ce serait dommage.

Non, s’il nous emmerde, le cyborg criard de l’aurore avec son bidon d’huile dans le dos et sa grosse trompe en plastoc, c’est que sa petite sauterie matinale n’excite personne. Et si on peut rire de tout, alors faut-il le faire pour le souffleur de feuille qui, lui, se moque vraiment du monde. La farce n’a que trop duré.

On ne le répètera jamais assez, les organes végétaux spécialisés dans la photosynthèse n’ont pas besoin de se faire souffler dans les bronches (qu’ils n’ont pas d’ailleurs) pour voir du pays. La petite bise automnale, la trottinette électrique du DG du bout de la rue, et le caniche de la mère Michot qui passe en jappant (le caniche, pas la mère) suffisent déjà à les faire s’envoler. Pourquoi, dès lors, réveiller tout le quartier dès l’aube pour en remettre une couche ?

Nul besoin de faire appel aux concepts de convivialité ou de contreproductivité chez Ivan Illich pour percevoir l’absurdité des souffleurs de feuilles et à feuilles. Mais, parce qu’Illich est inépuisable, et que c’est toujours un plaisir de le lire, on ne se privera pas de citer quelques passages de ses remarquables œuvres. Elles ne manqueront pas de faire réfléchir le citadin la prochaine fois qu’il rencontrera un de ces engins sur la voie publique :

Ivan Illich, « Le silence fait partie des communaux », in Dans le miroir du passé, Paris, Descartes et Cie, 1994, in Œuvres Complètes, Paris, Fayard, 2005, pp.753-754.

« Comment contrecarrer l’empiètement des nouveaux systèmes et appareils électroniques sur des communaux qui sont plus intimes à notre être et plus subtils que les prés ou les routes – ces communaux qui sont au moins aussi précieux que le silence. Le silence (…) est indispensable à l’émergence de la personnalité. Il nous est ravi par des machines qui singent les humains. Nous pourrions facilement être rendus tributaires de machines pour notre parole et notre pensée comme nous le sommes déjà pour nos déplacements. »


À bien y réfléchir, il semble finalement que le souffleur à feuilles est à l’outil convivial ce que l’autoroute est à la mobilité douce : non seulement une anti-thèse criante, mais aussi et surtout une réalité navrante et désastreuse qui éloigne la possibilité même d’œuvrer vers un monde plus léger et durable à la fois. À savoir que tant que le souffleur de feuille existera, parler de la beauté et de la simplicité, de la durabilité et de l’hyper-efficacité du balai (en termes de rendement énergie grise / productivité possible de l’outil par exemple) sonnera comme un archaïsme réactionnaire, passéiste et naïf. Le balai a été soufflé comme une vulgaire feuille par son équivalent moderne-solide à la con.

Ivan Illich, « Des choix hors économie : pour une histoire du déchet », ibid., p.745.

« Autrefois, le déchet signifiait une perte, une diminution subie par une chose du fait de son emploi. Plus près de nous, dans la production industrielle le terme “déchets“ désignait les parties éliminées lors de la transformation des matières premières ou ce qui tombait d’une pièce qu’on travaillait. Mais le déchet, à présent, c’est une chose produite par l’industrie et qui n’est tellement “ bonne à rien“ qu’il faut s’en débarrasser à tout prix. Il devient donc une catégorie économique »


De la feuille ou du souffleur, qui est donc le déchet ? Miracle d’avoir trouvé à pareil engin une quelconque « utilité » sociale – si tant est qu’on puisse qualifier son utilisation d’utile –, mais jusqu’à quand cela tiendra-t-il ? Si, étymologiquement, le déchet est bien le « déchu », cela ne l’exclut en rien de la possibilité de contribuer aux cycles organiques de la vie, devenir compost, engrais, abri ou autre nourriture terrestre, peu importe (pour ce qui est de la feuille du moins – le robot souffleur, lui, n’étant pas de ce monde). Et le souffleur de feuilles, qu’en pense-t-il, lui ? Ne préfèrerait-il pas être au chômage ? Quelle forme de sentiment d’utilité sociale tout cela peut-il bien lui apporter : est-il fier, le dimanche, entre les patates et le fromage, de raconter quels genres de tas de feuille il a bien pu pousser, d’où à où, en combien de temps, quand et comment ? Ses enfants, sa femme ou son mari, sont-ils impatients de le retrouver le soir, avide d’entendre ses exploits insoupçonnés du jour ?

voir Julien Brygo, Olivier Cyran, Boulots de merde ! Du cireur au trader, enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers, La Découverte, 2016.

Si participer au ménage de la cité était, d’une certaine manière, une activité digne et valorisable, une participation citoyenne à la tenue d’espace communaux partageable, le soufflage de feuille est pour sa part un véritable bullshit job : pipé, nuisible, incompréhensible et presque honteux. Bonjour, Jean-Pierre, je projette un demi kilo de dioxyde de carbone dans l’atmosphère et réveille tout le quartier tous les matins juste pour que la dizaine de petites feuilles tombées dans la nuit ne s’attarde pas sur le sol de votre arrière-cour minable — Enchanté.

Ivan Illich,« Les trois dimensions du choix public », ibid., p.796.

« L’idéal de l’homme industriel est en train de pâlir. Les tabous qui le protégeaient s’étiolent. Les slogans sur la dignité et la joie du travail salarié sonnent creux. (…) La “nécessité“ de créer des emplois et de stimuler la croissance, au nom de laquelle les défenseurs auto-institués des couches les plus pauvres ont jusqu’ici repoussé toute prise en considération de solutions alternatives au développement, apparaît franchement suspecte »


« Je forge l’expression “économie fantôme“ pour parler d’activités et d’échanges qui ne relèvent pas du secteur monétaire et cependant n’existent pas dans les sociétés préindustrielles » Ivan Illich, Le Travail Fantôme, Paris, Seuil, 1981, in Œuvres Complètes, Paris, Fayard, 2005, p.93.

Tout cela constituait peut-être, autrefois, une activité si banale qu’elle ne relève, à la limite, pas même du domaine du « travail » : homme ou femme, chacun-e balayait devant sa porte, éventuellement. Mais comme il faut créer, partout où c’est possible, de « l’emploi » ; ainsi seulement le soufflage de feuille a évité la catégorie du « travail fantôme » (le contexte masculiniste l’aurait sans cela renvoyé à la longue liste des tâches ingrates presque entièrement accomplies sans rétribution ni valorisation morale ou symbolique par les femmes de notre monde).

Étant rémunéré et machinique à la fois, l’activité est, sans surprise, au contraire, plutôt confiée à des hommes – qui, c’est bien connu, aiment bien faire joujou avec de gros objets industrialisés qu’une fiche très technique présente bien en termes de puissance, de ratios et de rendements. « Souffleur à essence STIHL Bg 56, 27.2cm3 » : chez Leroy Merlin, le nom du produit lui-même semble viriliste.

Ivan Illich, Le genre vernaculaire, Paris, Seuil, 1983, in Œuvres Complètes, Paris, Fayard, 2005, p.272, p.274.

« Les travaux domestiques de la femme moderne n’ont pas leur origine dans ceux de la femme du passé. Et la première arrive difficilement à concevoir que son ancêtre n’était pas obligée de travailler dans une économie souterraine. (…) L’une accomplit des tâches spécifiques à son genre en créant la subsistance ; l’autre doit se résigner au fardeau ménager du travail fantôme. La transformation des travaux ménagers n’est nullement superficielle, mais très profonde. (…) Les nouveaux travaux domestiques sont devenus plus solitaires, monotones, impersonnels, et considérablement plus polluants. »


Si le soufflage de feuille est probablement l’équivalent public de l’aspirage de poussière privé, à quand leur remplacement mutuel par une « écocurée » - littéralement, un prendre soin de la maison partagée – plus légère, plus silencieuse et plus sensée ?

Si ça n’est pas pour demain, je crois que je vais quand même pas me gêner pour descendre dire à Marcel et son équipe ce que j’en pense.

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